(Ré)inventer le meilleur restaurant du monde
Propos recueillis par Hélène Rocco
Dans votre travail de journaliste comme dans votre chocolaterie aux Pays-Bas, vous montrez un intérêt pour la cuisine. D’où vous vient cet amour de la bonne bouffe ?
Quand j’étais enfant, je passais mon temps à cuisiner. J’adorais ça. Ça relie les gens dans le monde entier : on est fier et on veut partager ses plats. Quant à la chocolaterie, je me suis lancé dans cette aventure après un reportage sur le cacao au Ghana. J’ai commencé par des barres chocolatées : ça a été un vrai succès et maintenant on est la plus grande entreprise du secteur en Hollande.
Avant ce documentaire sur Noma au Japon, sur quels sujets en lien avec la cuisine aviez-vous travaillé ?
En 2004, j’ai lancé une émission de cuisine aux Pays-Bas et ça a fait un carton. L’idée, c’était d’acheter un produit dans un supermarché. Du concentré de tomate en conserve par exemple. J’appelais les producteurs et j’essayais de comprendre comment le produit pouvait être vendu à 20 centimes alors que le prix du kilo de tomate est plus élevé. C’était du journalisme d’investigation, on enquêtait dans le monde entier sur les secrets de fabrication des aliments. Aujourd’hui, on a tourné plus de 250 épisodes. Je suis aussi devenu producteur de programmes de cuisine.
C’est pour un projet d’émission de cuisine que vous avez rencontré René Redzepi ?
Il m’a fait venir au Danemark parce que tout le monde lui disait qu’il devait faire un truc pour la télé mais il trouvait que les projets étaient toujours très commerciaux. À ce moment-là, j’avais une idée d’émission de cuisine pour la télé, focalisé sur les techniques. Je lui ai montré un extrait de ce que j’avais tourné et il a rigolé avant de dire : “Je veux faire ça.” Pendant qu’on écrivait l’émission, il m’a parlé du Japon. Je lui ai dit qu’il fallait en faire un film. Ça m’intéressait de suivre un chef qui devait créer de nouveaux plats. Et l’émission de cuisine sur laquelle on planchait au début n’a jamais vu le jour !
Une fois que l’idée est née, quels obstacles avez-vous rencontrés ?
Tourner dans une cuisine est vite ennuyeux… Les gens travaillent très dur et on ne sait pas exactement ce qu’ils font. Il n’y a pas vraiment de drama dans une cuisine. Dans Masterchef ou l’émission de Gordon Ramsay (Cauchemar en cuisine), ils se hurlent dessus : ça ajoute de la tension à l’action. En réalité, le seul terreau à suspens c’est qu’il faut être meilleur. Mais tout ça c’est très difficile à filmer. C’est pour ça que j’ai choisi de filmer avec une focale longue : on peut sentir le stress et avoir l’impression d’être proche de la brigade. L’autre défi pour moi était de changer de style de documentaire. D’habitude, on me voit à l’écran, là, j’étais invisible.
Votre film est aussi l’histoire d’une création …
Oui, c’est l’essence même du film. D’abord, on a une idée et puis quand on se lance, on trouve que c’est stupide parce que ça ne ressemble pas à ce qu’on avait imaginé. Pour moi, créer un film, c’est pareil. Ensuite, quand on explore les choses en profondeur, on finit par faire un truc qui nous plait vraiment et on oublie toutes les difficultés qu’on a eu avant. On est prêts à recommencer. Ce film racontait la création de quartoze plats pour le restaurant, je vois mon docu comme le 15e plat.
La voix-off très mordante nous tient en haleine tout le long du documentaire. Elle permet aussi de se sentir proche du chef, alors qu’il fait partie d’un monde de luxe. C’était une volonté de votre part ?
Comme tout se passait en cuisine, et qu’ils parlent peu et travaillent beaucoup, j’avais besoin d’un côté plus personnel pour que le public s’attache aux personnages. J’ai aussi essayé d’avoir des tête-à-tête avec eux, pour apprendre à mieux les connaître. C’est assez minimal mais je pense que c’était essentiel. On fait le voyage avec eux.
Le chef a l’air d’être très attentionné vis-à-vis de son équipe, et en même temps très dur avec eux …
Oui ! Ce qui m’a surpris, c’est qu’il est considéré comme un maître. Quand il faisait des remarques sur le menu élaboré par l’équipe, personne ne lui a dit : “Tu as tort”. C’était très étonnant, je trouve, que personne ne remette son jugement en question. Ils sont quand même tous de très bons cuisiniers. Ils ont tous accepté de recommencer à zéro. Un caméraman m’a fait remarquer que cette relation colle bien à la culture sado-maso du Japon. Parfois, René est très dur. C’est douloureux pour son équipe. Ils se dépassent pour lui plaire. À la fin, le chef dit beaucoup de bien d’eux. Presque comme un ami mais je ne suis pas sur qu’il soit un bon patron. Il devrait dire : “ce n’est pas assez bien, change ça et recommence.” Mais René reprend lui-même la recette. Ce n’est pas très formateur.
Qu’est-ce que vous avez appris pendant ce tournage ?
Je n’ai jamais vu des gens travailler si dur. Ils n’ont pas de vie privée. Beaucoup d’entre eux viennent de milieux populaires et la cuisine les a sorti de là. Ils ont du mal à vivre en société, la cuisine est une sorte de prison. C’était frappant, je trouve. J’avais envie d’appartenir à leur groupe et d’être coupé du monde. La cuisine de l’hôtel aurait pu se trouver n’importe où, on n’en sortait peu. Quand on a exploré le pays, c’était en seulement 5 jours.
Pourquoi avez-vous choisi de finir quand l’histoire commence, en réalité ?
Je savais depuis le début que je finirai là. Ce film parle de création, je me fous de savoir comment les gens vont réagir. J’aimais aussi le fait qu’ils aient travaillé si durs pendant des mois. Il y a quatorze plats mais ils ne sont pas gros. Donc quand ils arrivent à table, ils disparaissent en deux bouchées. Tu le vois, tu goûtes et c’est fini. Comme le documentaire.
Y a-t-il un plat que vous avez adoré ?
Mon préféré, c’est sûrement le sashimi d’agrumes. J’ai déjà mangé dans plusieurs restaurants étoilés et c’est toujours très impressionnant. J’adore cuisiner mais je ne me sens pas capable de reproduire les plats. Les assiettes de René ont l’air très simple, alors qu’elles sont complexes. L’idée du sashimi, c’était brillant. J’ai aussi adoré la fleur d’ail. C’est de l’ail fermenté qui devient noir. Ils en ont fait de l’origami. Et la patate douce en dessert, cuite dix heures dans l’eau sucrée… Il fallait y penser. C’est comme aller voir une peinture au musée, c’est impressionnant et éphémère, mais on en garde un souvenir intact pendant des années.
Qu’en ont pensé René et son équipe ?
L’un d’entre eux n’arrivait pas à le voir, il était trop tendu, même un an après. C’était une période fantastique mais très douloureuse aussi. Revivre cette expérience était difficile. René a mis du temps à le regarder, il avait peur. Sa femme l’a vu et elle m’a dit : “c’est la première fois qu’on voit René aussi vrai à l’écran.” C’est un beau compliment.
Quels sont vos nouveaux projets ?
Je veux continuer à raconter des histoires, peut-être autour du chocolat. J’ai aussi envie de faire quelque chose de complètement différent. J’adore les tomates : je réfléchis à l’idée de faire du “sirop de tomates” (en français), j’ai vu une vidéo sur Youtube. Aux Pays-Bas, on n’en trouve pas, je veux faire le mien.
Noma au Japon : réinventer le meilleur restaurant du monde, 1h30,
par Maurice Dekkers, en salles le 26 avril.