C’est un petit village aux allures de bout du monde. Comme abandonné au bord de la voie longeant le lac Issyk-Kul par le sud, on y entre par une route qui s’engouffre sous une structure rouge. L’artère semble filer vers des monts escarpés coiffés de neige. Avec son wifi intermittent et ses rues sans bitume où les camions se mêlent aux ânes et aux poules, Kyzyl-Tuu n’a, à première vue, rien d’un centre de production à échelle nationale. Pourtant la bourgade a fait de la fabrication de yourtes sa spécialité. Avec ses 4000 yourtes confectionnées chaque année, elle fournit tout le Kirghizistan et même quelques clients étrangers attirés par l’exotisme de l’habitat rond.
Je débarque un dimanche matin sous l’œil amusé d’un chauffeur de taxi. Reçue avec chaleur par le couple qui m’héberge, je découvre l’art de l’accueil à la kyrghize. Durant 24 heures, la famille de Gulnar et Ruslan met un point d’honneur à s’assurer que je ne manque de rien et à répondre à toutes mes questions malgré la barrière de la langue et les défaillances de Google traduction. En une journée, toutes les visites faites aux autres habitants auront été autant d’invitations à partager un repas ou à utiliser un bout de lit. A défaut, prendre un petit morceau de pain ou une pomme du jardin pour saluer leur sens de l’hospitalité. Pays traversé par la route de la Soie, le Kirghizistan est renommé pour son accueil, et Kyzyl-Tuu ne fait pas exception.
Gulnar et Ruslan, comme les autres familles du village, produisent tous les éléments à assembler pour livrer des yourtes en kit. En guise de spectacle, ils proposent d’en monter une dans leur cour. En une demie-heure, un toit arrondi s’élève pour le plus grand bonheur des enfants qui y trouvent un refuge de choix. Cette rapidité d’exécution répond à un impératif pratique plus qu’à une performance gratuite. Dans le mode de vie nomade, le camp change souvent d’emplacement, en fonction des troupeaux et des conditions climatiques. Au rythme des transhumances, les yourtes doivent être faciles à monter et à démonter, légères mais aussi solides.
Après avoir ôté nos chaussures, nous prenons place en tailleur entre les tapis. Ruslan indique la place traditionnellement donnée à chacun : les hommes à gauche, les femmes à droite, près du thé, les invités de marque au fond, en opposition directe à la porte et encadrés par les hôtes. Il se coiffe d’un chapeau en fourrure de renard, fait claquer sa cravache de cuir dans l’air, et mime la présence d’un buffet au centre de la yourte, juste sous le toit.
Avant le repas, je pars arpenter la ville. Sagement alignés le long des rues, des portails en bois peint abritent les maisons dont les cours font office d’ateliers. 80% de la population locale de Kyzyl-Tuu est impliquée dans l’artisanat et la commercialisation des yourtes. Dans chaque famille, le partage genré des tâches suit le même schéma: le gros œuvre pour les messieurs, les travaux de minutie aux dames. Cela se vérifie derrière toutes les portes que ma curiosité pousse : dehors, les hommes travaillent le bois et construisent de solides ossatures; à l’intérieur, les femmes feutrent, brodent et tissent les tissus qui enrobent l’habitat, le réchauffent, le décorent. Ces savoir-faire perdurent et se transmettent naturellement aux jeunes générations. Le dimanche, jour sans école, les jeunes filles apprennent l’art de la passementerie et du tissage avec leur mère et grands-mères, tandis que les garçons assistent leurs pères aux travaux de charpenterie.
Les éléments utilisés sont en effet demeurés identiques depuis des centaines d’années: pas question d’utiliser de matériaux de synthèse. Comme une évidence, les habitants sont unanimes : le bois des treillis, la couche de paille qui les renforce, les pièces de fixation en cuir, la laine feutrée des tentures et tapis proviennent tous de la faune et de la flore locales.
En riant, Ruslan avait expliqué que la contrefaçon « made in China » se reconnaissait à la présence de pièces métalliques. Les éléments utilisés sont en effet demeurés identiques depuis des centaines d’années: pas question d’utiliser de matériaux de synthèse. Comme une évidence, les habitants sont unanimes : le bois des treillis, la couche de paille qui les renforce, les pièces de fixation en cuir, la laine feutrée des tentures et tapis proviennent tous de la faune et de la flore locales. Plus encore, ces matières premières sont directement prélevées par leurs soins avant d’être façonnées ou teintes. On ne s’étonnera pas que les mêmes arbres aux longs branchages peuplent les arrière-cours, ni qu’une partie des familles passe l’été auprès des troupeaux de moutons.
Vivre dans la nature sans y laisser trace de son passage, tel est l’usage premier de la yourte. L’éleveur guide ses troupeaux vers des sources de vie propices et s’y installe quelques semaines, participant indirectement à la survie d’un écosystème. Dans un mode de vie autonome, les nomades recueillent ce que leur offre la nature et le subliment avec des techniques millénaires. Outre le strict usage de matériaux naturels, ce lien qui unit l’homme à son environnement naturel apparaît dans les ornements confectionnés. Les teintes vertes ou bleues figurent le ciel et la végétation, le jaune dépeint la chaleur du soleil. Le grand astre, lui, est la signature propre de la yourte kirghize: le toit est un cercle (coupé en quatre saisons) auréolé de rayons. Ce toit, ou tunduk, apparaît d’ailleurs au centre du drapeau, historiquement bien plus récent, dans lequel les rayons figurent aussi les grandes tribus à l’origine du pays.
Le soir, je dîne avec Gulnar qui, en maîtresse de maison, veille à ce que mon bol de thé et mon assiette ne soient jamais vides. Selon la règle de courtoisie kirghize, un repas ne peut pas prendre fin tant que les invités n’ont pas refusé un dernier thé et quitté la table. Je profite de cette situation de force pour interroger Gulnar sur ses activités. Modestement, la mère de famille annonce enseigner les techniques d’ornementation. Son travail nécessite patience et savoir-faire : concevoir les tissus d’isolation et de décoration est bien ce qu’il y a de plus long dans la fabrication de la yourte. Gulnar tond la centaine de moutons que possède sa famille, applique à la laine brute les traitements de feutrage, de coloration, de filage pour produire les laizes, pelotes, passepoils et autres ponpons. La yourte kirghize se caractérise par son panache de formes et de couleurs. Elle raconte des histoires dont Gulnar est garante. Le motif typique, une forme de croix boursouflée, figure la tête des montagnes, reines locales, le chapeau des travailleurs et les cornes du bouquetin, symboles d’un lien fort unissant l’humain à son environnement. Les deux bras du motif représentent la figure maternelle, autant d’ailleurs que la rotondité de la yourte, offrant une qualité de sommeil inégalée. Cela pourrait être suffisant, mais Gulnar ajoute “Manas” en faisant le tour du dessin avec son doigt. Héros par excellence des kirghizes comme de nombreux nomades d’Asie Centrale, le Manas est le mythe fondateur transmis oralement depuis les temps anciens. Équivalent de nos Iliade et Odyssée, l’épopée versifiée retrace les aventures du héros courageux et unificateur ayant contribué à la construction d’une identité nomade contre les colons et leurs vélléités de sédentarisation.
Ôter ses chaussures au pallier de la yourte, c’est s’apprêter à pénétrer un monde de symboles. Observer la yourte, c’est observer les Kirghizes, leur caractère travailleur et leur rapport respectueux à l’enveloppe naturelle. C’est observer aussi le Kirghizistan et comprendre la persistance de ses traditions nomades. Elle rappelle qu’il est possible de vivre en harmonie avec les règnes animaux et végétaux : ne pas laisser de cicatrice, ne pas non plus y sacrifier son confort. Je quitte Kyzyl-Tuu en me promettant d’y revenir faire affaire dès que j’aurais acquis un bout de jardin.