Le souvenir le plus ancien que j’ai de mon père date de l’âge où j’avais 6 ou 7 ans. Ce jour-là il ne travaillait pas, mais devait se rendre à l’usine pour une raison qui fait défaut à ma mémoire. Je me souviens par contre avoir insisté pour qu’il m’emmène. C’est un moment spécial, je crois, pour un enfant d’aller sur le lieu de travail de ses parents. J’étais très excitée, j’avais envie de voir, de donner un volume au nom de cet espace, et de comprendre pourquoi il imposait de porter une veste d’un bleu électrique que revêtait mon père tous les matins avant de partir au travail. « Mon bleu », c’est ainsi qu’il appelait cet uniforme.
J’étais interpellée autant par la couleur que par la coupe qui lui tombait à mi-genoux. Quand j’y repense, c’était assez drôle de voir mon père dans cette couleur, lui qui d’ordinaire, sous l’œil vigilant de ma mère, ne porte que du bleu marine, du noir, du gris ou du kaki. Je savais donc que ce bleu passé, n’était pas une couleur anodine. Elle avait un sens. De ce jour où nous nous sommes rendus à l’usine, je me rappelle surtout de la cacophonie des machines en marche, l’absence de lumière et moi, cachée derrière une rangée de bleus de travail suspendus. Sous cet écrin prolétaire, je voyais s’activer les machines, les femmes qui me jetaient des regards amusés et surtout, des Michokos. Je repense à cette journée chaque fois que dans la rue je croise quelqu’un portant un bleu de travail.
C’est à partir des années 1950 que les vêtements prolétaires sont devenus des outils de contestations pour une jeunesse qui cherchait à fuir l’oppression bourgeoise. On l’a aussi vu lors de mai 68 où beaucoup d’étudiants portaient des bleus de travail pour montrer leur soutien aux ouvriers en grève
Alice Litscher, professeure à l’Institut Français de la Mode
Aujourd’hui, la mode invoque chez moi ce souvenir à maintes occasions. Les bleus de travail sont partout. Il suffit de parcourir Paris ou les villes de provinces branchées pour en avoir la preuve. que, de plus en plus, la tendance est aux vêtements fonctionnels, pratiques et unisexes. Or le bleu de travail réunit toutes ces qualités. «C’est au 19e siècle que l’uniforme des travailleurs a été réservé pour les jours de travail. À l’époque, les bourgeois pensaient que la tenue vestimentaire élevait les individus moralement, alors on conseillait aux ouvriers de réserver ce bleu pour les jours d’usine », me glisse ma copine Alice Litscher, professeure à l’Institut Français de la Mode et véritable bible de l’histoire de la mode. « C’est à partir des années 1950 que les vêtements prolétaires sont devenus des outils de contestations pour une jeunesse qui cherchait à fuir l’oppression bourgeoise. On l’a aussi vu lors de mai 68 où beaucoup d’étudiants portaient des bleus de travail pour montrer leur soutien aux ouvriers en grève ». Mais si les étudiants de l’époque voyaient dans ce port un geste politique, aujourd’hui le bleu de travail s’est amplement démocratisé.
On ne compte plus les marques : de Bleu de Paname à Le Mont Saint Michel en passant par Carhartt qui ont fait de ce vêtement leur dada. Récemment, certaines marques de luxe ont même fait défiler leur version revisitée de l’uniforme de ceux qu’on appelait « les cols bleus », en référence à leur veste et à leur classe sociale. « Quand il y a des crises économiques, on le ressent d’un point de vue vestimentaire. La crise de 2015 a fait ressurgir des revendications égalitaristes », continue de m’expliquer Alice avant d’émettre une hypothèse que j’estime proche de la réalité. « Un des facteurs qui explique ces revendications, c’est que notre perception de l’histoire a changé. Aujourd’hui, l’histoire n’est plus seulement racontée par les puissants, elle appartient à tous ». Sans le savoir, elle fait écho à l’une de mes lectures récentes, un entretien passionnant entres les réalisateurs Pascal Tessaud et Paul Carpita. Ce-dernier a signé le film Le Rendez-vous des Quais, censuré pendant 35 ans. Tourné par un homme du peuple, ce long-métrage reconstitue la grève des Dockers phocéens contre la guerre d’Indochine. Il est joué non pas par des acteurs, mais par des dockers et des habitants de Marseille. Sorti au début de la guerre d’Algérie, le film fût jugé inacceptable.
Aujourd’hui la mode n’est plus déterminée par les élites. On est dans l’ère (marketing ?) du consumer to business (« du client à l’entreprise », nldr), c’est-à-dire que ce sont les clients qui parlent aux marques, leur disent ce qu’ils souhaitent porter
Alice Litscher, professeure à l’Institut Français de la Mode
Alors oui, à l’heure de #metoo et des discussions sur l’histoire post-coloniale, on réalise que chacun a vécu l’Histoire à sa manière, selon sa couleur de peau, son genre, sa classe sociale. Et la mode alors ? Selon Alice, « on retrouve ce même changement de donne au sein de l’industrie. Aujourd’hui la mode n’est plus déterminée par les élites. On est dans l’ère (marketing ?) du consumer to business (« du client à l’entreprise », nldr), c’est-à-dire que ce sont les clients qui parlent aux marques, leur disent ce qu’ils souhaitent porter ».
Retour dans la rue, où les garçons arborent le bleu de travail et le miki breton — la casquette de pêcheur sans visière — et où les filles chinent ce “bleu de mitre” sous forme de combinaisons, portées avec beaucoup de goût sur des sabots en bois ou des sandales. Étant adepte des vêtements à poches, je dois dire aussi que la tendance workwear permet enfin aux femmes de circuler librement. Avec un bleu, plus besoin d’encombrer nos épaules de sacs qui nous dévient la colonne vertébrale. À travers cet attrait flagrant pour la mode fonctionnelle, c’est aussi une nouvelle page qui se tourne pour l’industrie du vêtement. Dans un monde où la mobilité est reine, l’esthétique n’est plus le seul critère de satisfaction. La mode fait un joli pied de nez au déterminisme social du passé en érigeant le bleu de travail de mon père, symbole de sa condition prolétaire et de son immobilité, comme un emblème. Celui de la fin des hiérarchies sociales, des frontières territoriales et des frontières du genre.