persiste depuis le haut Moyen-Âge. Quand une famille n’a pas (ou
n’a plus) de fils, une fille peut devenir homme, ou plutôt Burnesha,
«comme un homme», en albanais. Pour acter son changement de
genre, la jeune fille fait vœu de virginité. Elle échappe alors au mariage arrangé, accède à l’héritage de son père, normalement réservé aux seuls garçons.
Cependant, pour être des quasi-hommes, les Burnesha n’en restent pas moins femmes; leur sexe reste sous le contrôle vigilant de la société. Si elles brisent leur serment de virginité et dérogent à l’interdiction d’avoir un partenaire sexuel et donc des enfants, la violence des hommes risque de se déchaîner. Du sang pourrait être versé au nom du Kanun, ce Code de lois rassemblées au XVe siècle qui régit aujourd’hui encore une partie de la vie albanaise. Comme la Gjakmarrja, littéralement «reprise du sang», la tradition des Burneshas témoigne d’une survivance des règles du Kanun mais révèle aussi qu’au XVe siècle en Occident, dans une société éminemment patriarcale, il est possible de changer de sexe social. Et d’être accepté pleinement, valorisé même, par cette nouvelle identité de genre. Nous partons pour la ville montagneuse de Bajram Curri, tout au nord de l’Albanie. L’enclavement et l’isolement de la population a permis aux traditions séculaires de survivre aux 40 ans de la période communiste, et aux tentatives du régime stalinien d’Enver Hoxha d’étouffer la pratique du Kanun.
Vivre une vie d’homme plutôt que de se (re)marier
Hajrie, la cinquantaine, pantalon et cheveux courts, travaille à l’entretien et au ménage du lycée de Bajram Curri. Cigarette calée sur son oreille, l’expression de la masculinité s’inscrit dans toutes ses attitudes. Pour autant, Lulzime, travailleuse sociale à Bajram Curri, nous demande de genrer Hajrie au féminin. Hajrie a été mariée et elle a deux enfants. Cette information est une surprise pour nous, car traditionnellement, les Burneshas, ou « vierges jurées », devaient faire vœu de ne pas avoir de relations sexuelles avec les hommes. Hajrie a commencé dans la vie en jeune femme très amoureuse de son mari. Mais quand ce dernier a été tué au Kosovo, à 22 ans seulement, Hajrie s’est retrouvée isolée, en situation de précarité. C’est alors qu’elle est devenue Burnesha. Cette première rencontre témoigne d’une évolution de la définition du statut de Burnesha. Veuve, Hajrie s’est autoproclamée Burnesha. Et elle a été acceptée comme telle à Bajram Curri parce qu’elle a renoncé à 22 ans à la possibilité d’avoir des enfants de nouveau. Elle a échappé à un nouveau mariage qu’elle aurait vécu comme forcé et elle a pu prendre sa famille en charge avec une indépendance normalement réservée aux hommes, dans cette société
rurale très patriarcale. Grâce à son statut de Burnesha, Hajrie a même
acquis un prestige social qui la place, vis-à-vis des autres femmes, dans une position privilégiée: celle d’un homme. «Avant de devenir Burnesha, je n’avais jamais le temps de penser à boire un café. J’allais dans les montagnes chercher du bois, parce que nous avions des problèmes financiers.» Aujourd’hui, «ce n’est pas un problème pour moi, je dis bonjour à tous les hommes et je continue de prendre mon café.»
Un homme qui comprendrait la cause des femmes ?
Nous reprenons la route vers le nord-ouest du pays, direction Tropojë. Duné nous accueille avec un grand sourire dans son gîte de montagne. Il fait froid, un feu brûle dans le poêle de la grande pièce à vivre. Quand on lui demande si Duné se considère plutôt comme une femme ou comme un homme, il répond avec véhémence «Non, non, je suis un homme. Personne ne me connaît comme une femme, mais comme un homme. Je suis un homme! ». Duné exige d’être genré au masculin.
Duné est devenu « officiellement » Burnesha à 23 ans pour aider sa mère et ses cinq frères et sœurs après la mort de son père. Pour lui, être
Burnesha veut dire se concentrer sur sa famille, l’aider et la soutenir. Cela relève à la fois de la tradition, de l’honneur et de la loyauté. Toute sa vie, il n’a eu que des emplois normalement réservés aux hommes, dans la mécanique, ou le travail du métal par exemple. Depuis l’enfance, Duné s’est démarqué de ses sœurs en ne faisant que des «activités de garçon». Son père le soutenait dans cette façon d’être.
Duné vit le fait d’être Burnesha comme quelque chose de merveilleux: « Vous avez plus de portes ouvertes que même un homme pourrait en avoir. Et vous êtes toujours respecté. Quand ils me voient, les gens disent «c’est une Burnesha» et ils se lèvent. Quand ils m’appellent pour quelques travaux, je vais aider. Ici, je suis respecté comme un homme.» Et Duné d’ajouter: « J’ai le droit de parler ».
Duné a une conscience aiguë de la condition difficile des femmes dans sa région de naissance : «Quand mes sœurs me rendent visite, je leur dis que je suis désolé pour elles, parce que je sais ce qu’elles endurent. Je pense que les hommes devraient souffrir plus. Les femmes donnent la vie dans les familles, mais elles font aussi une énorme quantité de travail au village. Les traditions doivent être respectées, mais pas si elles isolent les femmes. Je veux respecter les bonnes traditions. (…) Ici, l’hiver dure six mois, les femmes ont une vie très difficile. Parfois, je leur dis: « prends soin de toi, pas seulement des hommes et des animaux ».»
Dernière Burnesha de sa région, Duné pense qu’il y a aujourd’hui moins de filles qui deviennent Burnesha parce qu’elles ont plus d’opportunités de travail ou d’études: « Elles sont libres de choisir ». Si Duné avait 23 ans aujourd’hui, il choisirait toujours d’être Burnesha et de rester chez lui s’occuper de sa famille, plutôt que de partir faire des études. Pour
lui, être Burnesha veut dire être libre. Avant que nous le quittions, Duné nous met en contact avec Diana Lali, une Burnesha qui a participé à la popularisation de cette façon de vivre dans le monde entier.
A la rencontre de la « star » des Burnesha
Béret militaire orné de l’aigle de Tropojë vissé sur la tête, cravate serrée autour du cou, Diana Lali nous retrouve dans le centre-ville de Durrës, et nous emmène marcher en bord de mer. Sur le trajet, nous réalisons très vite que Diana Lali connaît tout le monde, et que tout le monde le connaît. Aujourd’hui retraité, Diana Lali (Lali signifie « grand frère ») a servi dans l’armée entre 1973 et 1990, où il formait les femmes au rang de lieutenant. Il a ensuite travaillé à la sécurité des douanes de Durrës.
Attablés dans un restaurant de bord de mer où Diana Lali a ses habitudes, nous commandons du vin et du poisson frit. Il allume une cigarette et se livre. «Avant moi, ma famille avait un garçon qui est mort. C’était difficile pour ma famille et quand je suis née, mon père a tiré au fusil de joie et a dit « j’ai de nouveau un fils! ». Par nature, j’étais un homme. (…) Je n’ai pas d’amie femme, je n’ai que des amis hommes. Je suis né comme ça. À 16 ans, j’ai annoncé à mon père ma décision de devenir Burnesha. J’ai toujours eu un caractère d’homme, depuis l’enfance. On ne m’appelait pas Diana mais Lali.»
La misogynie comme preuve ultime de la masculinité ?
Sur les coups de midi, nous retrouvons Diana Lali. Surprise, il est équipé d’un sac de voyage. Il saute dans notre voiture: il nous amène à Tirana voir Hajdar, une autre Burnesha. Alexander est au volant, Diana Lali le guide de façon musclée. Les commentaires sur sa conduite pleuvent, et Diana Lali récrimine quand il refuse de suivre ses indications, qui nous mènent… à contresens sur l’autoroute. Nous arrivons enfin à Tirana, à un feu rouge, Diana Lali fulmine. Le motif ? La “tenue” de jeunes filles qui traversent devant nous: elles portent des jeans moulants. Décidément, Diana Lali performe tous les codes de la masculinité, dans sa version la plus patriarcale! Nous arrivons enfin chez Hajdar, 91 ans. Hadjar est paralysé, mais avec l’aide de deux femmes, il a enfilé un costume traditionnel pour nous recevoir. Il n’aime pas beaucoup se raconter, il s’exprime de façon lapidaire: «depuis que j’ai 6 ans, je préfère être un garçon, porter des vêtements de garçon. (…) J’ai décidé de devenir une Burnesha parce que je n’ai jamais aimé les femmes. Même aujourd’hui, je déteste les femmes.»
On ne nait pas femme, ni homme, on le devient.
Suffit-il de se dire homme pour en être un? Voilà une question qui fait aujourd’hui débat, comme en attestent nombre de tribunes réactionnaires dans l’Express, le Figaro, ou Marianne, dénonçant un déni de la « réalité biologique » de nos corps au profit des seuls « ressentis ». Simone de Beauvoir développait en 1949 dans le Deuxième sexe l’idée qu’il n’y a pas d’essence de la «féminité» ni d’essence de la «masculinité», mais plutôt un apprentissage social des comportements attendus d’une femme et d’un homme. Judith Butler renchérissait en 1990 : « pour être un homme, je joue à être un homme, j’en adopte le langage, les gestes, les comportements attendus — jusqu’à ce que ce jeu de rôle devienne inconscient et spontané. Depuis le XVe siècle, les Burneshas usent des codes de la masculinité. Si elles ne sont pas nées biologiquement hommes, elles le deviennent socialement, parce que leur père les éduquent ainsi, ou bien parce qu’elles le décident. Prendre les vêtements, les postures, les compétences des hommes leur permet d’en prendre la place, plus privilégiée, dans la société. Leur communauté valide leur passage au genre masculin et les célèbre, puisqu’en Albanie comme partout, le masculin fait toujours loi. Je trouve ironique qu’une société patriarcale du haut Moyen Âge soit plus avancée que nous dans sa compréhension du genre comme catégorie sociale, et non biologique, et dans la liberté donnée aux individu.e.s de s’autodéterminer.»
Si les Burneshas existent encore en 2022, c’est malheureusement parce que le masculin reste oppresseur dans l’Albanie rurale. Les femmes y travaillent très dur, du travail domestique gratuit, et ont encore peine à faire respecter leurs droits à vivre libres et en sécurité. En s’extrayant de leur condition de femmes, et en devenant « comme des hommes », les Burneshas acquièrent une liberté dont elles avaient été privées à la naissance. Elles peuvent enfin prendre la parole, prendre des décisions au sein de leur famille ou choisir un emploi. Cette tradition survivra-t-elle encore longtemps? Rien n’est moins sûr. Les Burneshas sont vieillissantes. L’émancipation progressive des femmes permet aux jeunes Albanaises d’accéder à une certaine indépendance sans changer de genre ni faire vœu de virginité. Lulzime, nous raconte ainsi, l’histoire d’une jeune fille de sa communauté. Vouée à un mariage forcé avec un homme qu’elle n’avait jamais vu, elle était désespérée, en proie à des pensées suicidaires. Voilà un scénario qui aurait pu donner naissance à un destin de Burnesha. Mais à force de soutien et d’accompagnement, la jeune fille a réussi à affirmer auprès de ses parents son refus de se marier avec cet inconnu. Sa famille a fini par l’entendre, et elle réside maintenant à l’étranger, avec un homme qu’elle a choisi.
Les Burneshas par Jill Peters
Dans sa série Sworn Virgins of Albania, la photographe Jill Peters, dont les portraits explorent l’identité, la sexualité et les cultures à travers le monde, s’intéresse aux Burneshas. Voici leurs portraits capturés face aux Alpes albanaises : Lule, Lume, Skhurtan, Hajdari et Haki.