The Healthy Boy Band: les chefs de l'Upper Austria qui repoussent les limites

Bons baisers d’Autriche. Lukas Mraz se la coule papa gâteau, heureux comme tout à Vienne avec sa chérie Simone et leur petite Lotta Lee. Juste à l’étage au-dessus de son restaurant «Mraz & Sohn», Felix Schellhorn tape l’incruste s’affairant à boucler, paraît-il, ses études d’art pour ne pas énerver Sepp, l’honorable paternel, qui l’attend de pied ferme pour reprendre le sublime hôtel familial près de Salzsbourg. Et Philippe Rachinger, dit aussi Baby Angel, ah! Quel Philou celui-là, trône en jeune pape derrière le piano de Mühltalhof, destination auberge depuis l’aube du siècle dernier où, quoique marié, il invite en ce moment toutes ses copines cheffes (Antonia Klugman, Karime Lopez, Céline Pham) pour montrer qu’elles en ont aussi aux fourneaux. Voilà pour le featuring. Fin du split screen et arrêt sur image en 2017.

Ce fût en août de cette année-là, à la lisière de la rivière de Neufelden, souriant village au cœur de l’Upper Austria, près de Linz, troisième et
inclusive ville autrichienne qui accueillit même, en son temps Adolf (oui, THE Adolf) dans ses années d’enfance solitaire, que tout commença pour les trois jeunots aujourd’hui réunis sous le logo de Healthy Boy Band. Trois chefs, trois «fils de» célèbres cuisiniers. L’histoire du Healthy Boy Band, qui n’est pas à strictement parler un boys band mais une association de malfaiteurs culinaires, d’empêcheurs de tourner en rond si l’on préfère, commence exactement ici. Lorsque Philippe fit se rencontrer pour la première fois, ses potes de toujours, Felix & Lukas en les catapultant dans le casting all stars de la performance Gelinaz Does Überaustria. « On a débarqué là en parfaits inconnus au bataillon, au milieu de poids lourds, René Redzepi, Mauro Colagreco, Magnus Nilsson, David Chang et Virgilio Martinez. Imagine de te retrouver, du jour au lendemain, en train de jouer au foot en série A avec Ronaldo et Zidane. »

Felix Schellhorn exagère, il a le chic de l’hyperbole. Ne croyez pas à tout ce qu’il raconte. Entourés au contraire d’un aguerri escadron de
douze cheffes venues du monde entier – Colombe Saint-Pierre, May Chow, Manu Buffara, Ana Ros, Gabriela Camara, Milena Broger, Chiho
Kanzaki, excusez du peu – les trois garçons se sont livrés en très sélecte compagnie à la transe d’une rave culinaire au milieu d’artistes conceptuels, plasticiens, théâtreux et chanteuses d’opéra tout le long d’un boot camp très women empowerment de cinq jours. Qui vit un chalet de montagne détourné en sushi bar alpin pour 6 couverts. Ou une aire de BBQ renaître en bivouac militant. « Dès que Felix et Lukas devinrent BFF (best friends forever ou meilleurs amis en anglais, ndlr) en quelque sorte, l’idée de créer un groupe à nous trois s’imposa », résume en faux naïf, Philou Rachinger. Sans préciser pourquoi. Mais on le devine. L’union faisant la force pour ne pas mourir idiot, pour procrastiner l’âge de la raison, prolongeant celle de l’insouciance avec le chic de l’insolence. Dans un pays encore sous le joug de papy : Michelin, Gault-Millau et Rolling Pin.

Le Best Copy Shop à La Panacée à Montpellier en 2019, interroge festivement la notion de copyright.
Photo : Niko Havrane

Le motto du Healthy Boy Band? Stay Healthy : gardez la santé. Auquel on ajouterait: stay hungry, stay angry. Farouchement drôle, le HBB dynamite l’enclos ronronnant de la food autrichienne.
Et, en électron libre, prend de court la bienpensance européenne. Pris individuellement, les trois larrons se tiennent plutôt à carreau.
Philou, avec le soutien de toute sa famille, est lancé dans un sprint forcené vers le peloton de tête des meilleures tables de la nation. Lukas
dans son deux-étoiles Michelin travaille à Vienne, main dans la main avec son père Markus et son frère Sebastian, parfait exemple de cohabitation débordante de créativité intergénérationnelle.
Mais lorsqu’ils fusionnent en trio, c’est la combat attitude qui prend le dessus. Pas de popote, ils performent. Poussant allègrement le bouchon,
en artistes de la provocation. S’installant par exemple dans une aire de jeu pour enfants sur la plage de Rimini pour la transformer, une nuit
durant, en alt-alt party à quelques pas de la fête officielle de Massimo Bottura qui célébrait sa victoire aux 50 Best Restaurants.

En 2019, lors de l’expo Cookbook au Centre d’Art Contemporain La Panacée de Montpellier, ils ont construit pièce par pièce un cube à l’intérieur du White Cube, baptisé Best Copy Shop, espace de photocopiage des reproductions photographiques de l’exposition mis gracieusement en libre service pour les visiteurs. Comme une Zone d’Autonomie Créative temporaire pour interroger festivement, dans une épaisse brume tabagique et de vapeurs éthyliques, la notion de copyright. Soit la réappropriation de l’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, pour reprendre les célèbres termes du philosophe Walter Benjamin.

De l’art mais pas celui des Beaux-Arts. Les performances de HBB, toujours largement improvisées, donnent la part belle à l’indétermination et au triple saut sans filet de protection. La plus controversée ? Celle qui les vit échapper de peu au lynchage collectif d’une meute outrée lancée à leurs trousses dans la très conservatrice ville d’Erba, laborieux bourg près de Milan et QG de Radio Maria, puissant broadcasting catholique. Pour l’occasion, le Healthy Boy Band avait carrément transitionné en Healthy LadyBoy Band – transformant le lieu du happening, un burger joint dit American Saloon Bar égaré sur la route nationale, en festin chinois et les trois filous en drags, balançant du beurre aux herbettes de saison fourré dans des capotes à la tête des clients. Avant de servir des Spätzle und Fungus à gogo puis des pizzas faites sur mesure à partir des croûtes de la veille (on est zéro gaspi ou quoi?).

Photo : Zanshin Kuge

Too much? Délicieusement infréquentables les gentils voyous du HBB? Avec leur panache outrecuidant, leur incessante prise de risque de kamikazes drolatiques, ils rappellent – quoi qu’il en coûte, quoi qu’il arrive – que l’Autriche fut autrefois le berceau des célèbres Actionnistes Viennois. On ne demande pas au HBB de surpasser les performances sanglantes d’Hermann Nitsch (1938-2022), feu chef de file du mouvement ultraradical, mais, quelque part, la filiation est là. Qui pourrait imaginer les trois se pavaner aux fourneaux du Fooding, d’Omnivore, de Top Chef ou de Taste of Paris? Que nenni. Studieux, 100% sérieux, ils s’entourent à chaque fois, en maîtres artisans du Do It Yourself, d’artistes, designers, photographes et musiciens parmi les plus libertaires de leur jeune génération.

La presse gastro, en Autriche, en Europe, est partout à pleurer/dormir debout ? Il ne restait qu’à créer une revue maison à leur image. C’est chose faite avec the Healthy Times, publication annuelle, fatalement collector, dont le troisième numéro, consacré aux incestueux rapports entre art & food vient juste de sortir. On y croise une flopée d’artistes émergents cannibalisant le thème de la représentation de l’alimentation, les happenings immersifs de Slavko, chef situationniste fleuron de la nouvelle Slovénie, et des anathèmes contre la BGM, la BackGround Music qui hante, hélas, les 90% des restaurants mondiaux. Andoni Luis Aduriz, le génie du Mugaritz en Espagne écrit sur la pratique du « Goût et du Dégoût » et Nicolas Bourriaud, le fondateur du Palais de Tokyo, tresse de nouveaux rapports entre « Le Signe et la Tache ». Le tout à quelques pages de l’hirsute Giuliano Baldessari, l’extra-cuisinier étoilé d’Aqua Crua en Italie qui fait – scoop! scoop! – son coming out publique en Latex Chef. Pour le body art, le bondage et la back room dans le garde-manger on repassera.
« Là, on va lever le pied, Lukas est papa, Philippe est vachement pris par son restaurant. On met en sommeil la revue pendant un an pour
repartir en tournée et doubler nos performances »
, explique Felix Schellhorn. Ajoutant aussi sec : « D’ailleurs, on vient de me confier pour une année un espace en off de la prochaine Documenta de Kassel. Il faudrait qu’on se cause assez vite pour imaginer ensemble des happenings, des performances mixant le HBB avec d’autres artistes, musiciens et cuisiniers. Ça te dirait ? » Ce qui est bien avec le Healthy Boy Band, c’est que, passées les bornes, il n’y a jamais de limites.


-> thehealthytimes.com@healthyboyband

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Andrea Petrini

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