Dès 6 heures, le livreur quittera l’entrepôt le camion chargé de victuailles, en direction des restos les plus prisés de la ville : palaces, restaurants gastronomiques, bistrots et cantines parisiennes. En presque dix ans, partis de pas grand chose et sans le moindre réseau, Alexandre Drouard et Samuel Nahon, les deux fondateurs de Terroirs d’Avenir, ont réussi à créer l’une des plus belles initiatives culinaires en France.
Elle a de la gueule la rue du Nil. D’un côté le caviste et le resto de street food Frenchie to go, petit frère du Frenchie et du bar à vin Frenchie, L’Arbre à Café d’Hippolyte Courty, et enfin la boutique crèmerie et maraîcher, la poissonnerie, la boucherie puis la boulangerie. Ces dernières font partie de la famille Terroirs d’Avenir. Le chef Grégory Marchand, fondateur des Frenchie et client de longue date, a vu sa rue se métamorphoser au fil des années. Lui est arrivé en 2009, Alexandre et Samuel se pointaient avec leur fourgonnette tandis que Greg et ses cuisiniers allaient choisir leurs produits au cul du camion le matin pour les mettre à la carte au déjeuner. Le chef se souvient: «À l’époque, il n’y avait pas grand chose en termes de fournisseurs, c’était surtout de gros revendeurs comme ceux qu’on trouve à Rungis. Quand Sam et Alex arrivaient avec leur camion, l’inspiration venait de là, car on pouvait voir les produits, les toucher et les sentir. C’est comme ça que le menu
se dessinait. Un jour ils sont venus me voir pour me dire qu’ils souhaitaient ouvrir une boutique. Je leur ai montré l’emplacement où se trouve actuellement le maraîcher. Maintenant que je suis aussi installé à Londres, je me rends compte de la chance que j’ai d’être leur voisin rue du Nil. Le week-end c’est hyper joyeux dans les restaurants et les boutiques… Il y a du monde partout! »
Je me suis rendu compte que notre génération
pouvait vraiment perdre quelque chose,
qu’on perdait le lien avec les producteurs.
Terroirs d’Avenir voit le jour en 2008. Dans un contexte de crise et de bourse spéculative, le binôme décide de tout miser sur « un truc de niche un peu compliqué » comme le dit Samuel. Alexandre et Samuel
se rencontrent en prépa à Paris, où ils ont tous deux grandi. Recalés dans une célèbre école parisienne, ils décident de faire une école de commerce dans le sud de la France sur la côte. Quitte à bosser dur, autant que ce soit sous le soleil. À ce moment là, il n’y a pas de plan précis, Samuel se souvient : « Quand tu fais un bac S, il y a pas trente-six solutions, soit tu fais médecine, soit tu fais une école d’ingénieur… En ce qui me concerne, j’étais nul en bio et en maths ! » Alexandre
ponctue en riant: « Et dis-toi que c’est lui qui gère la compta ! » C’est parti pour quatre années d’études avec une année de césure durant laquelle Samuel part à Hong-Kong. L’idée émerge vraiment en fin de parcours: « Je commençais à me poser pas mal de questions sur ce que je voulais faire, j’avais voulu faire un stage en deuxième année au sein de Slow Food que j’avais découvert grâce à mon père qui est historien
de l’alimentation. Comme c’était non rémunéré ce n’était pas possible. Il fallait rembourser les frais de l’école, ça a quand même coûté
très cher ces conneries », raconte Alexandre.
Très tôt, il se pose la question de savoir d’où provient ce qu’il mange, comment travaillent les producteurs et les éleveurs. Samuel a déjà un job qui l’attend à Londres: « J’étais à cet âge où on se pose beaucoup de questions, j’avais envie de faire quelque chose qui me plaisait, quelque chose qui a du sens. J’avais le sentiment d’être dans un système et soit je suivais le mouvement, soit je passais à autre chose en faisant un métier qui me plaisait. J’ai découvert ce milieu sur le tard, mais dans ma famille mon père et mon grand-père faisaient les courses au marché. Je me suis rendu compte que notre génération pouvait vraiment perdre quelque chose, qu’on perdait le lien avec les producteurs.» Difficile d’imaginer que c’est en école de commerce qu’émerge Terroirs d’Avenir : « À l’école, on est formaté pour ne pas faire ce qu’on fait aujourd’hui. On a vite compris qu’on allait passer notre vie à bosser
et qu’il valait mieux que ça nous plaise et que ça ait du sens » explique Alexandre. Camille Labro, auteure et journaliste, se souvient de leurs débuts: « Quand je les ai rencontrés, je me disais que c’était incroyable
ces petits jeunes qui, sortant d’une école de commerce, avaient l’idée du siècle. Une idée juste et vertueuse. Ils ont vraiment changé le paysage de la restauration parisienne.
Par leur travail, ils ont aussi inspiré d’autres gens pour faire ce travail de sourcing et d’intermédiaires entre les producteurs et les chefs. Ils ont aussi beaucoup aidé les paysans à valoriser leur travail. Ils ont replacé l’humain au centre et ont changé le curseur sur la manière dont les restaurateurs se fournissent, l’image des producteurs, et notre intérêt pour leur travail. » Les deux amis prennent la route à la recherche de producteurs et très vite, ils se rendent compte que ces produits exceptionnels sont pratiquement menacés d’extinction puisqu’ils ne correspondent plus au schéma agro-industriel. Chemin faisant, ils découvrent des producteurs avec qui ils travaillent toujours aujourd’hui, il y a les volailles de Paul Renaut, la truite de Banka de Peio et Michel Goicoechea, les fruits et légumes de Laurent Berrurier, les fraises de Philippe et Dominique Nantois, la lentille blonde de Saint Flour de Serge Ramadier… Pour le casting, pas de règle : certains sont bio, d’autres non : « Ce n’est pas une condition pour travailler avec nous. Certains producteurs travaillent très bien mais n’ont pas envie de payer le label et surtout, ils ne l’ont pas attendu pour bien faire leur métier. On a visité un producteur bio en Sicile qui avait une serre chauffée recouvrant des tomates et des aubergines en plein mois de février… On ne peut pas bosser avec lui. On se porte garant de ce qu’on vend »,
explique Samuel.
Sans réseau ni réelle expérience dans le domaine, ils multiplient les rencontres auprès de fournisseurs afin de glaner quelques conseils.
Rendez-vous avec Métro, le géant grossiste où se fournissent de nombreux resto : « Je ne savais pas ce que c’était Métro à l’époque mais
la femme que j’y ai rencontrée m’avait cassé le moral. Elle nous disait que ça ne servait à rien, qu’ils lançaient une gamme ‘terroir’. J’avais raccroché en me disant que c’était mort », se souvient Alexandre. Ils décident de s’installer à deux, sans investisseur, sachant que leur entreprise, privilégiant l’humain avant tout, s’écarte des boîtes cherchant le bénéfice à tout prix : « On est encore approchés par des financiers qui souvent ne comprennent ni notre éthique, ni notre
façon de travailler, parce que le meilleur moyen de faire de l’argent, c’est de ne pas bosser comme nous! C’est de faire du stock, de choisir d’autres produits… On dévierait forcément de notre trajectoire », explique Alexandre. Samuel ajoute dans un sourire : « Un mec nous
a déjà dit de garder 10% de notre sourcing et d’aller à Rungis « comme tout le monde » pour les 90% restants ! En gros garder l’image et la philosophie et faire n’importe quoi derrière. Il y a plein d’autres façons de gagner sa vie en ayant moins d’emmerdes, ça on l’avait déjà compris! » Sauf que Terroirs d’Avenir n’est pas une façade, c’est une vocation, et c’est cette énergie qui a contribué à leur succès. Ils décident ensuite d’aller voir les chefs qui autrefois travaillaient plutôt avec de gros producteurs comme on en trouve à Rungis. Si on trouve de très bons produits de producteurs passionnés au Carreau des producteurs, la tendance générale va davantage vers la production industrielle que vers les produits défendus par Terroirs d’Avenir. En effet, ces derniers sont souvent rares et ne se trouvent pas en grandes quantités. Ils ne sont ni normés, ni calibrés. Heureusement, c’est en train de changer : vivent les fruits et légumes moches.
La boîte voit le jour avec un investissement modeste qui ne leur permet pas d’ouvrir une boutique, c’était pourtant l’idée : « On pensait tout de même qu’on allait se prendre une gamelle avec nos navets du Pardailhan. Il y a dix ans c’était risqué et on n’avait pas d’argent… On a décidé d’aller à la rencontre de chefs et on a été bluffés. On débarquait
et ils ont été ouverts, accueillants, sans préjugés », raconte Alexandre. Le premier à dire « oui » a été Yannick Alléno, puis il y a eu William
Ledeuil, Inaki Aizpitarte, Bertrand Grébaut ou encore Stéphane Jégo, le bouche-à-oreille fonctionne, ils n’ont pas eu à convaincre qui que ce soit : les produits l’ont fait.
En 2008, il n’y a pas d’entrepôt, pas de bureau, pas d’équipe et pas de salaire non plus pendant presque deux ans. Alexandre et Samuel ont 23 piges et se lèvent à 2h du matin chaque jour pour récupérer la came et la livrer presque aussitôt en finissant leur journée aux alentours de 22 heures : « C’était vraiment hardcore, on ne s’arrêtait jamais. On travaillait dans ma chambre où on stockait les produits secs comme les lentilles, les confitures, le petit épeautre… Le jour où mes parents ont
vu un semi-remorque débarquer chez nous pour une livraison… C’était un truc de fou, on était complètement à l’arrache et ça a duré longtemps comme ça !
Terroirs d’Avenir n’est pas une façade, c’est une vocation, et c’est cette énergie qui a contribué à leur succès.
Sam allait chercher les choux de Pontoise en RER… Je me souviens quand on attendait les agneaux d’Île de France, on patientait jusqu’à ce que le Meurice termine son service. On récupérait les carcasses, on livrait à minuit… C’était pas très rémunérateur comme activité », dit en riant Alexandre. Le carnet d’adresses se remplit peu à peu, les chefs parisiens sont sensibles à la démarche de Terroirs d’Avenir :
« Évidemment, aucun ne te dira « non merci, je préfère déglinguer la planète, » mais c’était parfois au niveau du prix que ça coinçait. Pourtant je sais qu’on n’est pas cher par rapport à d’autres. De toute façon, on n’aurait pas pu se développer si on l’avait été. Les basiques comme les carottes, les oignons ou les poireaux, coûtent plus cher chez nous qu’à Rungis, car c’est issu de petites productions maraîchères. On achète des plantes aromatiques à plus d’un euro parce qu’on les achète à des mecs qui ne font pas de monoculture. On travaille avec des gens qui en font mais sur des produits ciblés qui collent à notre philosophie comme le cresson ou les champignons de Paris », explique Alexandre.
Tous deux décident de ne pas négocier à outrance avec les producteurs : « Ils donnent leur prix et basta, on prend des marges très raisonnables. Le but c’est que tout le monde puisse en vivre correctement. On a des producteurs qui vivent des périodes parfois difficiles et ça nous touche.
Nos relations, c’est bien plus grand que du commerce », ajoute Samuel. Camille Labro se souvient avoir rencontré un paysan en Île-de-France : « Il y avait ce paysan un peu revêche qui m’a dit qu’il était sur le point
de faire faillite et de mettre la clé sous la porte avant de les rencontrer. Ce sont eux qui lui ont dit qu’il fallait continuer car il faisait un super produit, qu’ils allaient l’aider en le mettant en avant. Il m’a dit que sans eux, il aurait arrêté depuis longtemps.»
Ils démarrent avec dix producteurs, ils sont aujourd’hui deux-cent-cinquante. Le rendement de chacun n’étant ni extensible ni prévisible, cela a forcé l’entreprise à trouver différents producteurs pour le même produit afin de satisfaire la clientèle de plus en plus nombreuse. Chacun travaille selon la même philosophie et rien que pour les carottes, on compte vingt producteurs. Ça tombe bien, les agriculteurs qui s’installent sont de plus en plus nombreux à travailler dans le respect de la nature : « Il y a de plus en plus de jeunes agriculteurs, on voit le paysage changer peu à peu. C’est un travail extrêmement difficile
physiquement et économiquement. L’agriculture, le maraîchage ou l’élevage ne sont pas des domaines qui peuvent entrer dans le schéma des 35 heures. Ils bossent comme des fous, tout le temps, toute l’année.
L’une des difficultés premières pour les paysans est de trouver des gens qui veulent bien faire le boulot… C’est aussi au niveau politique que ça doit changer : la main d’œuvre ne devrait pas être autant taxée, c’est comme ça qu’on pourra changer les choses et arrêter de dissuader les paysans de faire leur métier. Le produit artisanal est en train de devenir un produit de luxe parce que la main d’œuvre coûte trop cher en France, c’est un constat. Si la fiscalité était la même dans tous les pays d’Europe, l’état de l’agriculture serait bien différent en France. Il suffit de voir en Italie : ils ont des super produits qui coûtent bien moins chers », explique Alexandre.
La première boutique ouvre en 2013 dans la fameuse rue du Nil à quelques mètres du métro Sentier. Les produits des chefs sont enfin accessibles au grand public, le bouche-à-oreille opère en très peu de temps. Une nouvelle boutique a ouvert en 2017 dans le 11è
arrondissement de Paris, un quartier plutôt bobo, mais populaire. « Les prix sont variés. Bien-sûr, parfois il va y avoir du radicchio de Trévise ou des agrumes Bachès et là les prix sont élevés, mais ce n’est pas représentatif de tout ce qu’on fait. Notre souhait c’est que tout le monde puisse acheter nos produits, notre idée n’a jamais été de dire « Bande de ploucs, achetez nos bons produits au lieu de polluer la planète « , la bouffe c’est pour tout le monde. » précise Alexandre. Samuel ajoute :
« Il y a d’un côté le pouvoir d’achat et l’éducation de l’autre. Il faut que les gens réapprennent à cuisiner et à mieux acheter parce que les carottes râpées en sachet, ce n’est pas bon et ça coûte une douille. Quand tu vois le prix au kilo, c’est scandaleux ; chez nous, c’est 2,50 euros. Le prix de l’alimentation n’a fait que baisser ces dernières décennies, on dirait que dans la tête des gens ce n’est pas utile. » Alexandre conclut : « Et pourtant, c’est primordial. Se poser ces questions sur l’alimentation devrait être normal. Les gens devraient apprendre la cuisine à l’école : tout le monde devrait savoir se faire à manger, pour la santé et pour le plaisir. »
Alexandre et Samuel démarrent à deux. Leur petite entreprise compte aujourd’hui une cinquantaine de salariés entre le négoce et les boutiques. Lorsqu’on leur demande quelles sont les prochaines étapes, Samuel répond du tac au tac « Dormir », on peut comprendre ! Et pourquoi pas un resto ? Cette idée leur est déjà passée par la tête
maintes fois : « Finalement ça serait hyper pratique pour nous, et on pourrait avoir un resto’ de cinquante voire cent couverts avec de grands plats à partager, comme des cochons de lait, agneaux de lait, des volailles… Des légumes de saison et du poisson tous les jours…»
Coup d’œil dans le rétroviseur, pas de regret. Samuel termine cette conversation sur ces mots : « On n’aurait pas imaginé ça différemment, ça a été une activité difficile à gérer les premières années. Heureusement qu’on était deux, surtout dans les coups durs. On se connait très bien et on savait que ça serait pour le meilleur et pour le pire ! »
Surtout le meilleur.