« Un critique gastronomique doit-il être prêt à toutes les expériences » ? C’est la question que j’ai posée un samedi de novembre sur Facebook (oui, je suis un vieux journaliste, je fréquente les réseaux sociaux de la Préhistoire). Le tout assorti d’une photo de mon repas du jour, en direct de chez O’Tacos : chicken cheesy curry XL, cheese nuggets jalapeno x 4, frites cheddar lardons. En commentaires, j’ai reçu autant de moqueries que de « oui bien sûr », mais aussi quelques messages d’encouragement, comme si j’étais un gladiateur déclamant un tonitruant « morituri te salutant ». Rien de surprenant, je vis dans une bulle où les restaurants sont tous locavores, anti-gaspi et zéro déchet, tenus par des chef.fe.s engagé.e.s qui cuisinent avec des tomates de semences paysannes, des poulets élevés en plein air, des légumes racines bio, et vous servent du vin biodynamique aux notes de bouse de vache. Autant dire que la chaîne O’Tacos, c’est Lucifer, Donald Trump et Marco Materazzi réunis. Mais moi, je suis plutôt du côté de François Simon qui, à la question de savoir si l’on peut fréquenter et le Ritz et Quick, répond ceci : « y a intérêt, sinon on ne comprend rien à ce qui se passe, et Dieu sait s’il se passe beaucoup de choses aujourd’hui, parce que tout l’alphabet a été déconstruit » (La Grande Table idées, France Culture 2018). Et puis, surtout, c’était une suggestion appuyée de notre chère rédactrice en chef, et je suis un bon soldat. Un fantassin qui vit à la campagne, cependant, hors de portée des plateformes gloutonnes en commissions et dévoreuses de livreurs esclavagisés. Il y a bien une appli qui opère dans un rayon de 30 km autour de chez moi, mais ça doublait le prix de la commande. Un peu Harpagon, j’ai donc pris ma petite auto, ma petite volonté de sortir, ma petite attestation de déplacement professionnel, direction la franchise la plus proche, à Rambouillet. Empreinte carbone moyenne mais facilité déconcertante pour se garer dans une artère quasi déserte, merci le coronavirus.
O’Tacos, comme ni son nom ni sa spécialité ne l’indiquent, est une entreprise co-fondée en France en 2007 par Patrick Pelonero et Silman Traoré, un plaquiste et un ingénieur (no offence), absorbée en 2018 par un fonds d’investissement belge, Kharis Capital, et présente dans quatre pays avec près de 250 restaurants. Tout est normé, chaque point de vente ressemble à un autre mais, ce jour-là, gestes barrières obligent, le code a changé. L’endroit est désert et, pour accéder au comptoir, il faut suivre un chemin labyrinthique délimité par des rubans façon « murder crime scene », comme dans un épisode de « NCIS: enquêtes spéciales ». J’aurais dû me méfier. Accueil charmant, mon sac est déjà prêt, j’ai payé en ligne, tout ça m’a pris 45 secondes. Je commence à culpabiliser pour cet aller-retour chignoleur d’ozone.
Première opération, l’unboxing, comme disent les YouTubeurs high-tech. Emballages en papier et en carton. Recyclables ? On ne sait pas trop. Quand c’est flou, c’est qu’il y a un loup. Je sors l’objet du désir, aïe ! un morceau reste attaché au contenant. La « farce » – je ne sais pas trop comment appeler ce conglomérat de tenders (bâtonnets) de poulet, sauce curry et gouda – menace de se faire la malle. Un trou dans le tacos, je proposerai le titre aux héritiers de San Antonio. Mais le plus déstabilisant, c’est d’avoir devant soi une sorte de coussinet replet et pas, comme sur les belles photos de vos amis en vacances à Guadalajara, une galette dorée à peine repliée sur une appétissante préparation de viande et de légumes colorés, agrémentée de ravissantes petites herbes.
On est plutôt sur un colis DHL mal dégrossi, sur lequel on aurait oublié deux boules de mozzarella aplaties dans le transport. 16 x 12 x 4 cm, je l’ai mesuré, c’est la taille de mon XL. Quant aux frites, elles ne sont clairement pas cuites, blanchâtres et récemment évacuées du congélateur, presque sans passer par la case bac à huile. Du cheddar fondu et quelques lardons sommairement grillés cachent la misère. Il n’y a guère que les nuggets pour vous faire de l’œil. Confirmation en bouche, après réchauffe au four, ce cromesqui aztèque est croustillant et moelleux à la fois, j’aime son cœur coulant de cheddar et le piquant fruité du jalapeno. J’aurais dû en prendre 12. Épicétou.
Le tacos mastoc n’a aucun intérêt, un emplâtre où le curry ne parvient jamais à atténuer la fadeur du poulet pourtant cuit correctement, le cheddar n’apportant que la touche de gras à l’ensemble. Le gras, c’est la vie, certes, mais pas n’importe quel gras. Les frites ? Quelles frites ? Ah, là-bas, dans la poubelle. Je déconseille aussi de manger le tacos en deux fois, le lendemain, c’est bien pire. Mon estomac a tenu, c’est la seule consolation. Le plus triste, c’est que François Simon n’a pas toujours raison. Mais bon, au royaume du tacos standardisé, il restera mon sombre héros.