Récit d’un festin pour un
L’espace d’un temps, celui de la lecture de ces lignes, j’aimerais que tu t’imagines dans le monde d’avant. Le monde d’après, laissons-le libre de nous surprendre. Mais celui d’avant, c’est-à-dire pas celui du confinement, de la vie entre parenthèses, de la moindre sortie non-vitale remise à on ne sait plus quand. Un jour, dans le monde d’avant, tu prends par exemple la décision d’aller dîner sans autre compagnie que celle de ton ventre. Vous êtes à la fête, lui et toi, vous vous y voyez déjà. Mais que dit ta tête ? Elle commence à montrer quelques réserves alors que tu es sur le pas de la porte. Ne l’écoute pas, va. Avance et pardonne ta tête, au passage : l’acte de manger est social depuis la nuit des temps.
A l’entrée du resto, en te voyant un peu gêné.e, on te gratifiera peut-être d’un «bonsoir…?» Tu répondras, comme pris.e de court, la main dans le sac: «Euh, oui, je… une table pour un, enfin pour moi » en déroulant maladroitement les phalanges de l’index de la main gauche pour te faire comprendre. En même temps, ta voix se fera si petite qu’elle se fondra dans l’air. Ne cherche pas la raison de cette brutale chute de confiance. C’est encore ta tête, et avec elle la société, et par extension les idées bien ancrées, qui réalisent ce travail de sape. Peut-être parce que dans «manger seul», on entend inconsciemment «sans quelqu’un». Et le spectre terrifiant de la solitude apparaît, cette solitude des sans amis, sans famille, sans amoureux.se, sans personne. La clique des «sans».
Les anglophones ont tout compris. Chez eux, «manger seul» se traduit plus joyeusement par « Dining solo ». Ça sonne plein d’élan, assumé. Une grande, belle bravade à la solitude et à l’injonction du repas comme vecteur obligatoire de lien à l’autre. En parlant de langue étrangère, il en est une qui fait encore mieux que l’anglais : la langue coréenne. Le mot «honbap» y désigne le fait de manger seul. Un mot récent, créé à partir de «Hon» (seul) et « bap » (la nourriture, le plat). Si la pratique était encore inacceptable il y a peu, elle est aujourd’hui entrée dans les mœurs modernes. Et la création de ce mot en atteste, prouvant au passage que la société reconnaît cette nouvelle pratique. Une application qui recense les lieux où manger seul en Corée du Sud a même été créée. Nom de code ? Honbabin’s Dinner.
La conversation entre toi et toi-même peut enfin s’engager, rythmée par les effluves de la cuisine, le cliquetis des couverts, l’écho de l’atmosphère
Fin de notre tour du monde. Te voilà au restaurant et passée l’entrée, passée la gêne, tu t’es installé.e . Je parie un bon dîner que tu auras choisi le comptoir. Qui pourrait t’en vouloir ? Au resto, le comptoir est la meilleure invention qui soit après l’ouverture des cuisines : d’ailleurs, les deux vont très bien ensemble et sont les grands copains du mangeur solitaire. Du comptoir, on a droit au spectacle, on peut choisir de poser son regard dans son assiette ou de le promener sur les cuisiniers et on est peut-être même unis secrètement à son voisin par les liens sacrés et invisibles du « club des mangeurs solitaires». L’expression n’est pas de moi (crois-moi, je le regrette) mais tirée du génial podcast belge «Salade Tout», animé par les journalistes Axelle Minne et Elisabeth Debourse. Au début de cet épisode, elles inventent ce fameux club des mangeurs solitaires où chacun, façon réunion des AA, décrit son expérience du manger seul. Il y a les traumatisés de la cantine, ceux qui n’ont toujours pas digéré le premier repas bricolé le soir de l’emménagement dans un premier studio… Et à un moment, cette question pertinente soulevée par Axelle Minne : « Je me demande quand même si on est vraiment seul quand on mange seul.e ? Je sais pas vous mais moi j’ai la fourchette dans une main, le téléphone dans l’autre, parfois je cale un livre sous mon coude ou sur le bord de l’assiette ». Avouons-le, elle a raison. C’est valable chez soi ; encore plus au resto où la tentation est grande de tromper son monde (et les dîneurs dont on craint le jugement) en se plongeant dans son téléphone. Dîner seul dehors, c’est agréable. Assumer… ça viendra.
Commence par revenir au réel : l’assiette devant toi, la cuisine que tu as choisi ce soir, ce ramen dont tu peux t’éclabousser sans aucun commentaire, ce dessert que tu ne vas pas partager… Ils le méritent bien. Sinon, tu ne serais pas là. Ce n’est pas le hasard qui t’a propulsé seul à ce comptoir mais une décision, une envie, un instinct – quelque chose qu’il serait déloyal de vouloir trahir. Il s’agirait maintenant d’arrêter
de se dérober, d’accepter ce face-à-face. Mieux encore, de goûter au plaisir de manger seul. Tu verras, de la gêne à la joie, il n’y a qu’une fourchette. Redresse-toi, lâche ton portable, ton livre, ta peur du vide, tout ce qui peut diluer ce plaisir. La conversation entre toi et toi-même peut enfin s’engager, rythmée par les effluves de la cuisine, le cliquetis des couverts, l’écho de l’atmosphère. Et cette dernière bouchée, tu sais, la meilleure, celle qu’on laisse parfois par une bizarre politesse quand on partage son plat… Cette dernière bouchée, elle est pour toi.