Icône populaire et mythe du progrès
Par essence, la chips est une icône de la nourriture populaire. Les historiens de l’alimentation continuent de débattre sur l’origine du mythe. La plus largement médiatisée fut une sombre histoire de pommes de terre servies trop épaisses à un magnat de chemin de fer qu’il renvoya en cuisine dans un resto de Saragato Springs. Le chef, passablement agacé, les lui rebalance coupées en lamelles extra-fines. Le client pénible ne voit pas l’insulte, il est même ravi. Bam, succès planétaire. Toujours est-il qu’aujourd’hui 82 % des foyers français en achètent, pour une moyenne d’un paquet par mois. Intuitivement, on aurait pensé que l’arrivée des nutriscores sur les paquets auraient mis à mal la consommation de ces bombes lipidiques. Il faut croire que non.
« La chips, c’est avant tout de la patate. Un ingrédient bourratif et incontournable de notre paysage gastronomique. Un produit peu cher surtout consommé par les classes ouvrières à l’origine, explique Clémentine Hugo-Gential, directrice adjointe du laboratoire CIMEOS
de l’Université de Bourgogne et spécialiste des pratiques alimentaires. Le chips à l’apéro, lui, à la particularité d’être consommé par toutes les classes d’âges et socioéconomiques, avec cette appétence partagée pour le gras et le salé. »
La chips a une longueur d’avance indéniable sur tous les autres aliments. Elles est transportable, adaptable à toutes les situations, de la sortie scolaire à la piscine municipale, au pique-nique sur les quais, en passant par les transhumances en voiture, ou les soirées auxquelles on ne veut pas arriver les mains vides. On en trouve partout, un peu comme de l’eau potable. Dans n’importe quelle épicerie de nuit, station essence, cinéma ou encore distributeur automatique. En tête de gondole d’absolument tous les supermarchés. Car son autre particularité, c’est d’être difficilement reproductible à domicile. Quand n’importe qui peut se lancer sur un pain au son ou un granola maison, la chips, personne ne la tente vraiment. Résultat, elle incarne aujourd’hui le produit industriel par essence, maintenant son succès grâce à une infinité de déclinaisons. Si avant les années 50 (à l’époque où Al Capone en descendait des caisses entières) les chips étaient classiques – version ostie ou rien, progressivement, les industriels ont commencé à les aromatiser. Premières options : cheese and onion, puis salt and vinegar. 70 ans plus tard, McFly & Carlito se filment en train de goûter les 376 goûts de chips Bret’s, chipsier français qui produit dans ses usines d’Ardèche et de Bretagne, trois à quatre nouvelles saveurs chaque année. Dernières nouveautés: les goûts cheddar-jalapeño, sauce curry, bleu d’Auvergne et pastis. Pendant que certains clients pleurent en commentaire sur Instagram de ne plus réussir à mettre la main sur les saveurs kebab ou yakitori.
L’histoire de la chips, c’est l’histoire d’un transfuge de classe
Si la chips simple et basique est restée du côté du populaire, la chips version augmentée incarne aujourd’hui une forme de snobisme culinaire. Le nouveau crédo des start-ups food, c’est de réussir à cracker le marché de la chips pour en faire un produit différenciant. Vous n’envoyez pas le même message en arrivant avec un paquet premier prix de chips classiques qu’en shoppant à la Grande Epicerie leur version montée en gamme. « Quand on a refait le magasin de la Rive Droite, on avait créé une chipsothèque, raconte Laurent Tragero, responsable des achats des produits en libre-service pour la Grande Epicerie. On était en 2017 et c’était peut-être un peu trop tôt. Ce qui est certain, c’est que la chips a transcendé les frontières sociales. » Leur star ? Celle à la truffe, dont le simple nom la fait immédiatement basculer du côté du produit de luxe. Compter 4,95€ les 110g pour leur version coupe épaisse aromatisée à la truffe d’été. 6,45€ les 100g pour la version truffe blanche de la maison Tartufi Ponzio, maison piémontaise spécialisée dans la truffe depuis 1947. À leurs côtés? Les Chips de Madrid Superbon, chips au vinaigre de Xérès Queen de la marque Regent’s Park ou celles au sel de mer et black pepper de Tyrrell’s, distribués depuis une dizaine d’années en France, où elle est devenue le symbole de la chips premium. « Evidemment toutes les chips ne se valent pas. Les variétés de pommes de terre vont leur conférer des propriétés et des couleurs différentes. Certaines marques accordent aujourd’hui une grande importance au sourcing de pommes de terre. » D’autres, comme la marque Belsia, ont développé une version farm-to- table en cultivant dans leur ferme des variétés spécifiques de pomme de terre, salées au sel de l’île de Ré, et cuites au chaudron pour plus de croustillant. « Les techniques de friture ont aussi évolué, poursuit Laurent Tregaro. Plutôt que de plonger les frites dans des bains d’huile, certains optent pour la brumisation. Histoire de les rendre moins grasses, plus digestes et moins mauvaises pour la santé. »
À une époque où il est devenu impossible de fermer les yeux sur les méfaits du gras et du sel pour la santé, la chips a progressivement basculé de la bonne humeur des barbecues et des soirées apéro entre potes à la mauvaise ambiance malbouffe, hypertension artérielle et maladies cardiaques. Et quand depuis 2017 l’ANSES recommande de manger des légumineuses deux fois par semaine, on voit forcément atterrir dans les étals des chips de lentille, soja ou pois-chiche, intronisées comme des alternatives saines à la patate. Ou des chips versions légumes, censées remplir, avec fun, nos échéanciers journaliers… Spoiler alert : selon le Bureau Européen des Unions de consommateurs, les chips de légumes contiennent deux fois plus d’acrylamides que les autres, une substance chimique pas dingue qui se forme naturellement dans les aliments riches en amidon quand ils sont cuits à très haute température. Vous pouvez reposer ce morceau de betterave déshydratée et replonger votre main dans un bon vieux paquet à l’ancienne, en suçant le sel sur vos doigts. •