Porté par le jeu époustouflant de Delphine Seyrig, le film Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles réalisé en 1975 par la jeune Chantal Akerman, a été sacré meilleur film de tous les temps par la revue britannique Sight and Sound ( l’équivalent des Cahiers du cinéma francophones ) en décembre dernier. Si la récompense parait légèrement pompeuse, le long-métrage franco-belge est un incontournable brûlot féministe. Il retrace 3 jours de la vie d’une ménagère, récemment veuve, qui se prostitue pour assurer sa subsistance et celle de son fils, tout en ne changeant rien à ses habitudes, robotiques, pour « entretenir sa maison ». Elle range machinalement dans la soupière en porcelaine ses gains du jour.
Ce film pionnier ressort en version restaurée dans plusieurs cinémas de l’Hexagone. Très moderne pour l’époque, il dénonce avant tout la condition féminine dans les foyers il y a un demi-siècle et l’aspect aliénant des tâches répétitives. Mais il dit beaucoup d’une réalité résolument actuelle à travers le retour en force des « Tradwives », un mouvement ultra-conservateur qui recentre les femmes (heureuses de l’être de surcroit) sur leur qualités domestiques. Des floppées de Bree Van de Kamp à l’œuvre derrière leurs fourneaux, impeccablement coiffées, inondent les réseaux sociaux et nous laissent un arrière-goût de sévère régression quant à la charge mentale et la popote quotidienne.
Un minutieux épluchage de pommes de terre, une escalope qui devient milanaise, l’infusion équilibrée d’un café, une vaisselle méthodique … Chaque tâche est réellement accomplie devant la caméra, sous l’œil radical de la réalisatrice, habitée par le souvenir maternel, et qui rend le spectacle de l’aliénation ménagère cru et inévitable. Telle une vidéo TikTok des temps modernes qui incite les « femmes au foyer » à se dévouer entièrement à leurs enfants et à offrir une vie douce à leur mari revenu du dur labeur de l’extérieur.
Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles, c’est trois heures vingt de film qui pourraient paraître dissuasives mais qui sont pourtant nécessaires en matière de représentation des femmes au cinéma mais aussi une fois rentrées chez elles. Y compris en 2023.