Des notes de musique classique s’échappent du fond du jardin. Derrière la maison de ses grands-parents en banlieue parisienne, Claire Boreau a investi l’atelier d’artiste de la famille. Elle nous accueille, radieuse, en débitant très vite l’histoire du lieu avant d’aller se chercher un café. À la manière d’un cabinet de curiosités, les murs habillés de lambris exposent des illustrations et des peintures anciennes. Des fleurs et des feuillages de toutes sortes peuplent les vases chinés et les porcelaines chinoises. Contre la fenêtre, les portraits de sa grand-mère et son grand-père semblent l’observer. Alors que la fleuriste s’agite dans la pièce baignée de lumière, on s’installe sur la banquette pour écouter son histoire.
Claire a grandi dans une famille d’artisans bouchers férus d’art et de littérature : « C’est un fossé bizarroïde dans lequel j’ai toujours vécu. Mon père fait les marchés, parle avec une vraie gouaille et il lit de la poésie ancienne, voit des films d’auteurs hyper pointus… » Après le lycée, elle étudie le marché de l’art puis plaque tout pour partir vivre à Rome. Quand sa voisine décide d’aller s’installer dans une communauté hippie des Pouilles, elle lui demande de prendre soin de son jardin en permaculture. La jeune femme met les mains dans la terre, regarde les plantes pousser et s’accroche au végétal : « Je n’y connaissais rien, ça m’a vraiment formée. »
À son retour en France, plus question de chercher un emploi dans l’art ou le tourisme. « J’ai toujours travaillé sur les marchés avec mes parents : je connaissais bien le commerce. Je passais mes week-ends à vendre des biftecks et à fourrer des dindes à Noël. J’ai réalisé que je voulais faire un métier d’artisanat comme Papa. » Claire a l’entrepreneuriat dans le sang et l’idée de devenir fleuriste lui plaît : c’est une profession à la fois concrète et poétique.
Pendant un an, elle prépare un CAP et enchaîne les stages. Le premier se déroule dans une boutique de quartier, où elle apprend la technique de la vrille – du bouquet rond – et la relation client. Le deuxième a lieu du côté de la rue Racine (6e) chez Stanislas Draber. « Il m’apprend à acheter les plus belles fleurs à Rungis et on passe nos journées à parler de poésie. » Puis à la Saint-Valentin, elle découvre l’univers de Majid Mohammad, dont elle admire le travail, chez Muse. Il l’initie aux créations baroques, contemporaines et déconstruites. « Je me suis mise à imaginer des mélanges improbables, à utiliser des végétaux peu connus : je suis devenue plus créative. »
Quand vient l’heure de trouver un emploi, l’envie de se mettre à son compte la démange, mais on lui conseille d’abord d’étoffer son expérience. Elle dégote, à contre-cœur, un poste dans une boutique sophistiquée du 16e. « Il y avait des vases Serax partout, c’était sans âme, sans histoire, trop lisse. » Durant l’été, Claire perd l’un de ses grands frères et remet tout en question. Après deux semaines de travail, elle démissionne et lance Nue. « Je n’avais pas de thunes, je vivais au-dessus de l’atelier, j’étais à poil à tous les niveaux. » Sans réseau, elle fait un emprunt à la banque pour façonner la plus belle des vitrines : son site internet. Son compagnon de l’époque est photographe de mode, il capture les compositions dans le petit studio « et quand on n’avait plus de fleurs, on partait en mission près du métro la nuit pour en couper ». Pendant deux mois, elle récolte les adresses de tous les hôtels, cabinets d’avocat, agences de publicité de Paris et leur envoie un PDF qui présente son métier. Les milliers d’envois débouchent sur une dizaine de belles rencontres. Elle décroche notamment un abonnement hebdomadaire pour fleurir les hôtels Bienvenu et Panache, et rencontre la créatrice Elsa Le Saux, avec qui elle réalise une série photo pour le magazine Cereal.
Tous les matins, Claire se rend à Rungis, entre 4 et 5 heures puis elle rentre au studio. Là, elle nettoie les végétaux et retire les feuilles sur du Chopin ou du rap, selon l’humeur et ses lectures du moment. « Sur du Booba, les fleurs sont teintées ou en plastique … » Ses créations sont spontanées, elle ne les dessine pas et se laisse guider par les odeurs et son intuition. Très vite, elle signe avec l’agence Saint-Germain grâce à laquelle elle obtient des campagnes publicitaires. Au bagout et avec le temps, elle remporte des contrats de plus en plus prestigieux dans l’événementiel et la livraison de bouquets. L’hiver dernier, pour les magasins Kenzo, elle crée un flower shop. La maison est séduite par son idée rafraîchissante : plutôt que d’avoir recours à des seaux métalliques, elle fait appel à des céramistes comme Léa Munsch de Gangster Bastille pour présenter les fleurs séchées. Rebelote en juin quand elle fleurit le défilé printemps/été 2019 de la marque.
Sa simplicité et son esthétique font mouche. Elle se retrouve à la tête d’une dizaine de fleuristes indépendants, elle qui a 29 ans et deux années d’expérience seulement. Son œuvre titanesque, qui lui a demandé un mois de travail, mesure quatre mètres de haut. C’est un jardin suspendu dont les feuillages tropicaux semblent étinceler à la lumière d’un laser violet, dans une salle plongée dans le noir. Lorsqu’elle assiste à la répétition générale du défilé, la fleuriste fond en larmes alors que la pression retombe.
Si ses créations magistrales et colorées font rêver toute sa communauté Instagram, elle tient cependant à raconter l’envers du décor. « C’est un métier très dur physiquement : la plupart du temps, je porte des seaux d’eau et je fais le ménage. Si tu as de l’eczéma ou un mal de dos, oublie. On fait aussi des horaires de dingue et dans le monde de la mode, on est considéré comme des petites mains, il y a un vrai mépris de classe. » Pour elle, rien à voir avec l’art, elle compose de beaux bouquets sur commande et il ne s’agit pas d’un travail intellectuel, contrairement à ce qu’Internet laisse penser.
Il m’est arrivé un truc hyper drôle récemment, une nana est venue me donner un coup de main sur un défilé. Je lui demande si elle veut être fleuriste, elle me répond que non. Chelou. Et là, elle ajoute qu’elle, elle veut être artiste florale. Mais c’est juste la manière snob de dire fleuriste !
Claire Boreau
« Il m’est arrivé un truc hyper drôle récemment, lance Claire en étouffant un éclat de rire. Une nana est venue me donner un coup de main sur un défilé. Je lui demande donc si elle veut être fleuriste et elle me répond que non. Chelou. Et là, elle ajoute qu’elle, elle veut être artiste florale. Mais c’est juste la manière snob de dire fleuriste ! ». Malgré tout, Claire reconnaît qu’aujourd’hui, la profession laisse davantage de place aux forces de proposition : ce n’est plus une carrière qu’on embrasse par défaut, car l’artisanat est à nouveau valorisé. Les clients font confiance aux professionnels.
Ce qu’elle aime par-dessus tout, c’est réussir à entretenir des contacts humains avec ceux pour qui elle travaille. « Je leur envoie une carte postale pendant les vacances. Je ne veux pas d’un simple rapport commercial. » Ce qui donne parfois lieu à des échanges chargés de sens. Un jour, une connaissance l’a appelée pour qu’elle s’occupe des fleurs à l’enterrement de sa grand-mère. « Quand mon frère est décédé, j’ai dit à tout le monde que je m’occupais de tout. Je suis allée à Rungis rencontrer les fournisseurs, j’ai demandé de l’aide à des copines et je me suis complètement lâchée sur les arrangements. Mais après ça, je n’ai pas refait des cérémonies de deuil. »
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