« Un jour mon père m’a dit que si pendant une année je réussissais à me lever chaque jour à 3h du matin pour aller chercher les chevaux des cow-boys, que j’allais traire les vaches à 5h, puis à l’école entre 6h et 12h et que je poursuivais avec du travail au ranch, alors je pourrais choisir mon poulain. Nous vivions à Sierra Hermosa, une ferme sans machines avec une vraie culture du cheval.C’était un peu comme si cet endroit était resté figé à un siècle de notre époque. Nous vivions loin du monde mais c’était notre royaume. » Duke Philips III a grandi au Mexique à quelques kilomètres au Sud de la frontière du Texas. Il décrit une vie trépidante et isolée, à plus de 5 heures de route de la première ville. Pendant sa vingtaine, il part travailler dans différents ranchs en Australie, en Amérique du Sud, en Afrique et en Europe. Seul, il parcourt le monde avec un rêve entêtant, celui de recréer une communauté aussi soudée. « Bien-sûr la vie était dure, des bébés naissaient et des bébés mourraient. Mais nous vivions ensemble et tout le monde se soutenait. Il m’est arrivé de me dire que c’était à la fois une bénédiction et une malédiction, car je n’allais jamais être capable de répliquer ce ranch, si beau et si loin de tout. Mon plus grand souhait était de pouvoir travailler de la même manière, avec mes enfants. Traditionnellement, il y a toujours eu des familles à la tête des ranchs. Tess et Duke IV ont étudié à l’étranger avant de me rejoindre, rien ne pouvait me rendre plus heureux. Réunir des gens autour d’un feu, jouer de la musique et discuter ensemble. Vivre en accord avec la nature et transmettre nos valeurs et cette passion… Car la nature aide les gosses à rester dans le droit chemin. »
Big money ranches
Aux États-Unis, on hérite d’un ranch ou on l’achète à prix d’or. On dit souvent des premiers qu’ils sont « land rich, cash poor », ils ont beau être propriétaires, ils parviennent à peine à joindre les deux bouts. La seconde catégorie est faite d’investisseurs milliardaires, à l’image de l’acteur Harrison Ford, l’animateur télé David Letterman, l’entrepreneur Elon Musk, ou encore le fondateur de CNN Ted Turner qui a commencé à acheter des ranchs en 1987. Turner est actuellement le second plus grand propriétaire aux États-Unis avec plus de 2 millions d’acres étendus sur 7 États. Acheter un ranch leur permet non seulement de diversifier leur fortune, mais aussi de vivre l’American dream. Souvent, le dénominateur commun de ces fanatiques de ranch life biberonnés aux films de John Wayne est d’avoir plus de 50 ans, mais aussi d’être amoureux des chevaux et des grands espaces. Conscient de cette vision bucolique et romancée du monde rural, Duke III rappelle que posséder un ranch est avant tout un job à temps plein. Ce sont des entreprises dont l’économie s’articule autour de l’élevage de bovins ou de bisons. Un secteur qui s’est effondré avec le développement de l’import, l’augmentation du coût de la main d’œuvre, l’instabilité du cours de la viande et l’exode rural.
Alors qu’on estimait autrefois le prix d’un ranch à la taille de son troupeau, d’autres critères entrent désormais en jeu. Les lacs et les rivières alentour sont-ils poissonneux ? Sommes-nous proches d’un parc national majeur ? Y a-t-il un aéroport à moins de trois heures de route ? Une vue imprenable sur une chaîne de montagnes ? Une faune et une flore préservées ? Des questions abordées dans la saga à succès Yellowstone qui a été récompensée d’un Golden Globe en 2023. Cette série, dont le rôle principal est tenu par Kevin Costner, raconte la lutte violente et sans merci de la famille Dutton. Durant cinq saisons, elle se verra menacée tour à tour par des promoteurs immobiliers corrompus, des représentants politiques amérindiens, des activistes écolos radicalisés… mais aussi des touristes chinois. Bref, un pur produit hollywoodien à la sauce WASP, filmé dans le sublime État du Montana.
Le fantasme d’une vie de cow-boy
Au début des années 20 ont commencé à se développer les « Dude ranches », pensés pour accueillir des visiteurs prêts à embrasser une vie de cow-boy édulcorée. Parmi les activités on comptait déjà l’équitation, la pêche à la mouche et bien-sûr la chasse… Le tout agrémenté d’un parcours de golf, d’un court de tennis et d’une piscine. Bref, un resort aux airs de western. Si la vocation de proposer un spectre d’activités large peut s’apparenter au concept de dude ranch, Duke III assure que Chico Basin (son ranch situé à proximité de Colorado Springs, ndlr), s’inspire plutôt de hardcore ranching. À savoir que les clients sont invités à aider les cow-boys dans leurs tâches quotidiennes : nourrir les chevaux, réparer une clôture, une canalisation ou un pick-up. « Je voulais que les gens viennent avec moi et apprennent des choses sur notre vie. On n’est pas des mecs sur des chevaux lancés au galop qui tirent en l’air ! Lorsque j’ai fait l’acquisition de Chico Basin, j’ai compris qu’il fallait que j’utilise l’espace de différentes manières, » développe-t-il.
Dans les propriétés de Ranchlands, on compte ainsi l’observation de la faune, des cours de photographie et de dessin, le travail du cuir mais aussi l’art du lasso parmi les activités : « On monte traditionnellement et on perçoit le lasso comme un art ! Il y a les cow-boys du rodéo qui l’utilisent pour la performance et ceux qui travaillent dehors et s’en servent pour le marquage du bétail. » En complément, Ranchlands propose également une formation de management de ranch mais surtout la possibilité d’avoir une équipe de professionnels aux commandes.
En effet, s’il y a des propriétaires qui souhaitent résider dans leur ranch sans travailler, certains ont besoin d’assistance et d’autres encore ne passent qu’une fois ou deux par an. Duke III rappelle alors que posséder un ranch n’est jamais un hobby mais plutôt une manière de vivre. Nombreux sont ceux qui finissent par le perdre faute d’expertise. Au centre de ses préoccupations réside l’importance du travail de la terre : « Un ranch n’est pas juste un lodge avec un beau bâtiment, c’est un écosystème, des bovins, des bisons, un savoir-faire ancestral. Nous ne faisons pas de management d’hôtel, notre rôle est d’expliquer pourquoi notre travail est important, » complète-t-il.
Parmi les apprentis actuellement en formation à Chico Basin, il y a Anja Stokes, 26 ans. Originaire de Portland dans l’Oregon, elle a étudié l’économie et la politique à l’Université de Seattle. Elle a toutefois su très vite qu’elle ne se prédestinait pas à travailler pour le gouvernement fédéral. Ce qu’elle voulait, c’était mieux comprendre le monde. Captivée par les ranchs depuis son plus jeune âge, elle a toujours monté à cheval et est naturellement passée de la monte anglaise à la monte western. Anja raconte qu’elle avait besoin d’un nouveau départ, de se purifier de la rigidité de ses études et de se préoccuper de sa santé mentale. Dans l’équipe des wranglers (celles et ceux qui ont la responsabilité du travail avec les chevaux, ndlr) c’est le même phénomène. Il y a Mary-Kate Meara qui a quitté Seattle et son poste d’enseignante. Même chose pour Amelia Greeberg, diplômée d’une IVY League, qui le mois dernier, guidait encore des groupes de touristes à cheval en Patagonie. Au service dans le restaurant du ranch, il y a aussi Nathalie Kim qui a récemment travaillé pour le parc national de Glacier où elle rejoignait des amis. Aucune d’entre elles ne sait précisément ce qu’elle fera ni où elle sera dans six mois, chacune l’affirme sans une once d’anxiété.
Je vivais mon rêve américain, on partait camper dans les montagnes et on buvait des bières dans des bars perdus au milieu de nulle part.
Kate Matheson
The wild West
Kate Matheson est installée dans le salon. Dans quelques semaines, elle s’installera dans le Montana avec ses deux enfants et son époux Justin Hawks, cow-boy et fabricant de selles western. « Je comprends qu’on puisse verser une larme en voyant ces paysages… Ça change constamment entre les dunes de sable, les plaines, les pâturages et l’horizon. La nature est en mouvement, parfois un bison traverse la route, un blaireau passe à côté de toi et c’est comme si ce moment t’était offert. Plus les jours passent, et plus tes sens sont en éveil. Plus tu perçois le chant des oiseaux, le cri des chiens de prairie, mais aussi la beauté des reliefs de la montagne qui au coucher du soleil se teinte de rose… » Kate a rejoint Ranchland à la communication il y a 11 ans. Avant de venir aux État-Unis, elle travaillait pour le magazine Glamour à Londres. « J’ai grandi à Brighton. Il y avait l’infini de la mer d’un côté et la vallée de l’autre. C’est un endroit magique qui donne l’impression d’être près du ciel. On voit loin devant soi ; retrouver ce sentiment est devenu une sorte de quête. » À 27 ans, Kate décide de prendre une année sabbatique et part vivre dans le Montana. Elle en tombe éperdument amoureuse et y rencontre son mari : « J’ai quitté mon travail et j’ai appris la gestion des troupeaux, le fonctionnement des ranchs mais aussi la liberté, les grands ciels et ces paysages magnétiques. Je vivais mon rêve américain, on partait camper dans les montagnes et on buvait des bières dans des bars perdus au milieu de nulle part. »
Nombreuses sont les cow-girls qui participent désormais à l’essor de Ranchlands. Ensemble, elles redessinent les contours d’une image d’Épinal masculine composée de santiags, de veste à franges et d’un Colt glissé dans la ceinture. Duke Philips IV en convient, dans un ranch conventionnel et donc plus masculin, l’atmosphère n’est pas toujours aussi sympathique : « Les cow-boys ont parfois tendance à marteler leur opinion et peuvent être hermétiques à la notion de changement, » déplore-t-il. C’est pourtant bien ce qui anime sa famille, bien décidée à faire bouger les lignes en assurant la transition de ranchs archaïques.
Le ranch de Zapata situé à quelques kilomètres d’Alamosa au Sud du Colorado, compte plus de 20 000 bisons, il s’agit du plus grand troupeau aux Etats-Unis. « Je n’avais jamais travaillé avec des bisons auparavant mais c’est semblable aux bovins, avec plus de poils ! Ils ont pour réputation d’être méchants mais j’ai connu des taureaux bien plus agressifs. Ils ont un esprit très sauvage… Vous savez, cette vie nous force aussi à affronter la maladie et la mort de nos bêtes. La nature règne en maîtresse, mais elle n’est pas toujours juste, » ajoute Duke III. Il y a quelques mois, l’équipe inaugurait Ranchlands Collective, une nouvelle manière d’adhérer et de soutenir le travail des Philips à travers l’Amérique : « On a créé une marque qui suscite beaucoup d’attention de la part de nos voisins dans le Colorado, dans le Wyoming, ou au Nouveau Mexique où nous sommes installés avec Zapata, Paintrock Canyon ou le MP ranch. Grâce à nos podcasts et aux contenus que nous publions sur les réseaux sociaux, les gens s’intéressent à notre démarche car elle est authentique et réelle. On n’est pas là pour faire de l’argent, on est là pour protéger quelque chose de plus grand. Tout ce qu’on veut c’est changer le monde. » •