Ce matin-là, à Mittelbergheim, la brume gobe tout sur son passage : les silhouettes qui sortent du lointain, les cimes des arbres et jusqu’au toit des fastes maisons, vestiges bourgeois d’une époque révolue où le vin alsacien coulait à flots sur les tables couronnées. Un charmant village viticole avec ses portes cochères ouvertes à tous vents donnant sur de larges cours, ses rues étroites et ses dizaines d’enseignes de vignerons dressées sur les murs. Le décor est planté. C’est qu’ici, comme ailleurs en Alsace – c’est ce qui fait sa particularité –, depuis la séparation des Vosges et de la Forêt Noire, l’affaissement du fossé rhénan et la mise à nu de toutes les ères géologiques, on peut profiter d’une diversité de sols ahurissante. De Barr à Andlau en passant par Mittelbergheim, de paroles de vignerons, on retrouve «presque tout»: «Il suffit d’une petite poignée de kilomètres pour passer d’un sol argilo-calcaire à un autre gréseux, au schiste ou au granit », explique Catherine Riss. La redistribution des parcelles du clergé à de nouveaux et nombreux propriétaires terriens a fait le reste. Mais c’est aussi, qu’ici, on a décidé de ne pas faire comme tout le monde et surtout, du mieux qu’on peut.
Si aujourd’hui on y retrouve une partie de la fine fleur du vin nature made in Elsass, cinq pour être précis (Lucas Rieffel, Jean-Pierre Rietsch, Ludovic Rohrer, André Kleinknecht et Catherine Riss – cette dernière habite à Mittel’, plus pour très longtemps, et travaille ses vignes entre Bernardvillé et Reichsfeld), c’est donc loin d’être le fruit du hasard. Un sol riche certes, où on cultive un goût certain pour la dissidence et l’amitié – une histoire d’ «affinités électives» comme dirait Patrick Meyer, l’un des précurseurs du vin nature (on y reviendra…). André Kleinknecht raconte: «Nos parents, tous vignerons, allaient en montagne et faisaient du ski ensemble, ils étaient déjà potes. Ça explique aussi qu’on se retrouve tous dans le même bateau à faire de la bio. Le grand-père de Ludovic [Rohrer, ndlr] et mon père ont notamment été les premiers en Alsace à faire de l’enherbement. Dans le village, tout le monde a rapidement fini par les suivre… Aujourd’hui, trois quarts des vignerons de Mittel’ sont en bio. » (En Alsace, 8 % de vignerons sont en bio, à titre de comparaison…) Entre 2000 et 2012, les conversions se sont enchaînées et les certifications ont suivi : bio, biodynamie et patatras, les essais en nature.
C’est Lucas Rieffel qui, à l’occasion de son mariage, sort ses premières bouteilles en 2003 inaugurant alors sa série de pinot noir ‘Nature’ qui fait encore et toujours date. Jean-Pierre Rietsch, lui, a mis le paquet : après une conversion en bio en 2008, il « passe tout en nature » en deux ans et diffuse la bonne parole à grande échelle. « Je me suis pas mal bougé pour aller vendre ailleurs. Je me souviens avoir loué une salle à Paris pour présenter mes vins, personne n’est venu… Puis, tout d’un coup, ça a explosé. J’ai profité des blogs qui fleurissaient à l’époque et commençaient à s’intéresser au nature. » Pour lui comme pour les autres, ce qui fait le bonheur des carnets de tendances gastronomiques du moment, n’a pas été une sinécure. « Il faut du courage pour ne pas mettre de soufre dans son vin et pour continuer à en faire aussi d’ailleurs… », commente Catherine Riss, la dernière arrivée qui a travaillé et vinifié chez Lucas Rieffel avant de monter son domaine à quelques kilomètres de là. Et le courage, ils l’ont trouvé dans le collectif. Patrick Meyer (le revoilà), Jean-Pierre Frick, Bruno Schueller et Christian Binner, les pionniers du coin, ont largement ouvert la voie, et, par leurs conseils et leur regard, probablement insufflé cet esprit qui fait qu’encore aujourd’hui, les vignerons nature alsaciens se retrouvent pour monter des événements passionnants, D’Summer Fascht, ou dernièrement, des dégustations rassemblant 270 références au domaine Achillée adressées aux professionnels pour pallier la catastrophe sanitaire. « Ce sont des encyclopédies, ils ont clairement sorti le vin de la tôle dans lequel il était enfermé depuis 30 ans. Il y avait quelque chose de rassurant à les écouter sur leur approche du vin, raconte André Kleinknecht.
Grâce à eux, on en a évité des conneries… » C’est d’ailleurs aux côtés de Patrick Meyer que Ludovic Rohrer, le benjamin de la bande, s’est formé avant de reprendre le domaine familial : « Il m’a appris à travailler comme je l’entendais, à instaurer un autre rapport au travail. Je n’en serais pas là sans les autres vignerons alsaciens. » Tous les cinq se voient, aussi souvent que possible et discutent des techniques de macération, des déconvenues avec l’administration – plus nombreuses ces dernières années avec la recrudescence des contrôles de la répression des fraudes, on se demande bien pourquoi… –, des hauts et des bas des agréments (appellations), aux bons importateurs et mauvais payeurs ; tout se dit et s’échange, le matériel aussi. « On se retrouve pour goûter et on partage, ça se fait de manière naturelle », poursuit Lucas Rieffel. À les regarder et à les écouter ce jour-là, se ruant sur le moindre jeu de mots, la moindre taquinerie, à revenir sur des souvenirs et autres dingueries, à parler embouteillage par temps froid entre deux gorgées, à se chamailler pour un bout de tarte poires-chocolat, on se dit que c’est ça «l’esprit Mittelbergheim». Le partage qui transpire partout. Comme si, cette «énergie» souvent guettée à la dégustation, comme si ces moments trouvés autour d’un flacon et en bonne compagnie ne venaient pas de nulle part et très probablement de ces jus faits ici, comme ça, par ces gens-là. Il y a là une philosophie dégagée de tout artifice : le retour au terroir, le lien à la terre, la complicité, la simplicité. Et puis, parce que: «dans ‘alcool’, y’a ‘cool’» lance Lucas Rieffel nous laissant, hilares, retrouver la brume sur les routes de la plaine alsacienne.