L’odeur de pain chaud tout droit sorti du four a mis tous nos sens en émoi. Pourtant, pas de fournée en cours ici. Plutôt de quoi offrir plus d’une centaine de tournées à l’heure de l’apéro. Nous sommes au sein de la microbrasserie Deck & Donohue posée à Bonneuil-sur-Marne
en Île-de-France où s’écoulent environ 6 000 hectolitres de bière chaque année. Une donnée importante puisque ce chiffre assure à l’entre- prise une place au sein de la très grande famille des microbrasseries artisanales françaises, nous explique Thomas Deck, cofondateur de cette dernière. « D’un point de vue légal, il n’y a pas d’encadrement sur la taille de ces brasseries mais elles doivent écouler moins de 200 000 hl par an. » Pas de quoi noyer les concurrents industriels comme Heineken ou Kronenbourg atteignant les millions d’hl par an, mais la pression s’est bien faite ressentir au cours des dix dernières années.
Selon le Syndicat national des brasseurs indépendants l’année dernière on en dénombrait 2 000 fois plus qu’en 1985. « En France il y a eu une explosion notable du nombre d’ouverture de microbrasseries depuis 2010. On les retrouvaient initialement sur des zones touristiques aux identités régionales assez fortes comme en Bretagne ou en Alsace avant qu’elles s’étendent progressivement à l’ensemble du pays », remarque-t-il. Car si la bière a longtemps été reléguée au second plan au profit du vin dont la notion d’excellence et de terroir a réussi à s’ancrer dans la culture gastronomique de l’Hexagone, cette dernière aurait enfin gagné
ses lettres de noblesse. Et ce, au point d’être dégustée dans de jolis verres à pied.
Renouer avec les traditions pour se distinguer des brasseurs de vent
« Il y a eu un regain d’intérêt pour le terroir et le savoir-faire artisanal, notamment auprès de personnes en reconversion ayant souhaité
se lancer dans des métiers manuels, faciles d’accès, sans trop de contraintes. » Avec comme ingrédients principaux, l’eau, le malt et le houblon, l’aventure peut commencer dans une petite cuisine, comme dans celle de San Francisco où a démarré l’aventure de Thomas Deck et de son ex-associé Mike Donohue. « En matière de bière craft, il n’y a pas d’encadrement autour des recettes. On peut y introduire tout type de fruits, d’aromates et de quantité de sucres que l’on souhaite, l’important étant de développer une typicité intéressante. En brassage, c’est comme en cuisine, le choix des matières premières tout comme celui des dosages et des temps de cuisson comptent, » s’amuse à comparer le maître-brasseur. En témoigne leur toute première mousse du nom de la rue où elle a été conçue. « Mission est née en 2005, c’est une pale ale de style américain à la robe légèrement orangée. Elle est portée sur l’agrume ce qui était assez rafraîchissant pour l’époque. On a utilisé des malts clairs, légèrement caramélisés qui accompagnent son côté fruité.
La lupuline, substance que l’on retrouve dans la fleur du houblon, produit de l’amertume qui perd en intensité au fil de la cuisson. Pour garder son parfum, on va en ajouter également en fin de process », explique-t-il. « En tant que microbrasserie artisanale, le champ des possibles en termes de créativité est infini. » Il y a quelques années, la brasserie créait une blanche en collaboration avec Mint. Une bière aussi légère qu’une cervoise infusée aux feuilles de cassis, fleurs d’acacia et fleurs de sureau. Ces dernières ont été récoltées à la main, au cœur des 38 hectares de verdure de la Fabrique Végétale conduits en agroforesterie par Claire Bertrand, que l’on retrouve aux manettes de cette parcelle jouxtant la ferme familiale. « Nous avons à cœur de travailler en circuit court autant que faire se peut, afin de réduire notre impact de production. Nous avons aussi une cuvée annuelle de 300 bouteilles réalisée avec la maison d’hôtes D’une Île (Parc Naturel du Perche) lancée avec l’équipe de Septime (Paris) à nos débuts en 2014. Les fruits qui y sont infusés proviennent directement de leur verger bio. »
Séparer le bon grain de l’ivresse
Gallia, BapBap, LBF, La Parisienne, Les Georges Brassin, La Brasserie de la Goutte d’Or… Au sein même et en périphérie de Paris, les bières crafts coulent à flots. Dégustées en bouteille à même le goulot ou en pression au verre, on remarque que malgré leurs principales caractéristiques communes, toutes ne se valent pas et certaines brasseries n’hésitent pas à s’autoproclamer « artisanales » sans pour autant avoir obtenu de certification officielle. « Le titre d’artisan brasseur s’obtient après 3 ans d’expérience une fois enregistré
à la chambre des métiers. Certaines micro-brasseries se lancent et n’ont en fait que l’esprit artisanal » explique Thomas. « Il y aussi ceux
qui font le choix d’externaliser leur production afin de diversifier leur gamme au maximum tout en augmentant leurs volumes, ou d’autres proposant des gammes complètement uniformisées à ce que l’on trouve déjà sur le marché… Pour ma part j’aime beaucoup le travail de Craig Allan, dont la brasserie du même nom se trouve dans l’Oise, mais aussi celui de Michaël Novo, fondateur de la Brasserie du Mont Salève en Haute-Savoie. Il y a une véritable expression de leurs personnalités dans leurs bières, c’est le modèle d’artisanat dans lequel je me reconnais. »
Alors que les néobrasseurs ont progressivement fait leur entrée dans les rayons d’enseignes de la Grande distribution aux côtés des géants industriels, les mastodontes n’hésitent pas à surfer sur la vague. En reprenant tous les codes pour des gammes plus artisanales, en rachetant des petites brasseries locales, ou en signant des partenariats comme ce fut le cas en 2019 entre Heineken France et Gallia afin de donner un coup de pouce à leur production.
Pils dans le mile
Avec l’essor des bières crafts, la classification des bières allant des blondes aux brunes en passant par les rousses a gagné en précision. Ale, stout ou encore lager… Ces mots que l’on voit fleurir sur les étiquettes désignent les procédés de fermentation illustrant la riche diversité de ce breuvage millénaire. Si la tendance de production dans les mi- cro-brasseries s’orientait plutôt vers la IPA (India Pale Ale) particulièrement marquée en amertume, pour évaluer le savoir-faire d’un brasseur et choisir sur quelles bibines jeter son dévolu, mieux vaut se tourner vers la pils. On doit la création de cette dernière à l’un de nos voisins européens : la République tchèque. Son nom provient d’ailleurs de la ville de Pilsen en Bohème. « De loin celle que j’emporterai avec moi sur une île déserte. Au cours d’un voyage là-bas j’ai goûté pas moins de 50 pils différentes. Pour retrouver l’équilibre des houblons portés sur des notes florales et d’herbes séchées, nous avons testé des brassins avec plusieurs méthodes de cuisson de malts qui sont les moins grillés ainsi que des houblons alsaciens. Elle est difficile à faire car plus la recette est simple, moins on peut masquer les défauts », note le néo-brasseur. En somme, ce serait en trempant ses lèvres dans la pils d’un brasseur que l’on saurait s’il est véritablement bon. « On peut avoir l’impression que lancer sa micro-brasserie en bricolant dans son garage c’est possible, mais pour avoir des recettes stables il faut travailler de manière précise.» Alors, on se la boit quand cette bière? ●
→ Deck & Donohue www.deck-donohue.com
→ Gallia, www.galliaparis.com
→ BapBap, www.bapbap.paris
→ LBF, www.lbf-biere.fr
→ La Parisienne, www.brasserielaparisienne.com
→ Les Georges Brassin, @lesgeorgesbrassin
→ Brasserie de la Goutte d’Or, www.brasserielagouttedor.com
→ Craig Allan, www.craigallan.fr
→ Brasserie du Mont Salève, www.labrasseriedumontsaleve.com