En les voyant ainsi enrobés par le matin hivernal je me suis dis que leur démarche était plus globale, loin d’une simple habitation alternative. De leur quotidien, River photographie les voyages, et compose un kaléidoscope de leur vie de nomade et de leur foyer amarré. Créatures à demi dans l’éternité mais inscrites dans l’instant. Si nous plantons une graine, nous le faisons pour les jours suivant. Il faut accepter d’accompagner le temps comme le jardinier accompagne le jardin. Ce rythme que l’on ne peut contraindre, River et Esme en font l’expérience au quotidien, dans leur maison flottante. Ils sont de ceux qui ont fait la paix avec la nature et ont trouvé le bon tempo.
Les populations vivent de plus en plus en intérieur, coupées du monde extérieur par des murs, des portes, des barrières. Avez-vous aboli ces frontières ?
Les gens ont tendance à vivre dans les petites boîtes qu’ils se créent, que ce soit leur appartement ou leur voiture. Même si une péniche est simplement un petit espace flottant, elle est si étroitement liée à la nature que vous ne pouvez pas l’ignorer. Sentir la rivière en dessous de ses pieds, ou berçant le bateau est un constant rappel de l’eau, du mouvement et de la nature. De la même manière que ressentir le froid, entendre la pluie sur le toit, ou voir le soleil rayonner par les fenêtres. Le bateau est très clairement un portail vers l’extérieur et la nature, même en vivant dans une grande ville.
En vivant avec la nature et non contre, avez-vous pleinement accepté d’en faire partie ?
En vivant sur un bateau vous devez accepter et adopter la nature et votre environnement tels qu’ils sont. Vous ne pouvez pas les combattre. Vous faites l’expérience de chaque saison presque comme si vous viviez dehors. En été vous devez gérer la chaleur et le soleil, en automne le battement continu de la pluie et la couche dorée de feuilles sur le toit, en hiver l’arrivée soudaine d’un frigo naturel mais aussi du givre. Et bien sûr au printemps, vous pouvez sentir le cycle qui recommence encore et les premières lueurs du soleil, tandis que vous appréciez toujours d’allumer le poêle le soir.
Vous vivez au contact des éléments et des impondérables. Avez-vous développé une attitude de lâcher prise et d’acceptation face à ce que vous ne pouvez contrôler ?
Même si ce bateau est une boîte en acier flottante au sein de la ville, nous ne pouvons pas échapper aux éléments comme le font les gens dans leur maison. Nous ne pouvons pas ignorer la nature. Bien que nous ayons des lumières artificielles sur le bateau, nous sommes conscients de l’énergie qu’elles consomment. Nous remarquons et ressentons les lumières changeantes tout au long de l’année, les jours qui rallongent, les matins plus sombres, les nuits plus tardives ; nos corps se sont habitués à composer comme il se doit avec la lumière naturelle. En hiver nous avons tendance à nous poser plus tôt dans la soirée lorsqu’il fait noir, tandis qu’en été nous sommes à l’extérieur beaucoup plus tard, à sociabiliser, et apprécier la chaleur et la lumière.
Vivre dans une péniche a-t-il modifié votre mode de consommation ?
Totalement. Nous n’avons pas de frigo, ce qui signifie que nous ne pouvons pas stocker énormément de nourriture ni avoir de restes. Nous avons tendance à manger tout ce que nous avons et sommes beaucoup plus vigilants face à la quantité de nourriture que nous achetons. Nous devons aussi jeter nos déchets dans le point de collecte le plus proche. Porter physiquement ses déchets est un bon moyen de se rendre compte de ce que nous jetons. Dans un petit espace comme celui du bateau, nous devenons plus conscients de ce dont nous avons besoin et ce dont nous n’avons pas besoin. Nous n’avons pas beaucoup de placards donc nous ne pouvons pas avoir d’objets superflus.
Y a t-il un désir de s’extraire de la société, ou faites-vous partie d’une communauté solide avec laquelle vous pouvez échanger des biens, des idées et des expériences ?
Je pense que la société actuelle est de plus en plus centrée sur ses individus plutôt que sur son ensemble. Tout est dirigé vers l’individuel, ce qui peut paraître bénéfique mais qui en réalité n’est qu’un sens erroné de l’individualité. Nous sommes conduits comme des moutons à aimer les mêmes choses, à admirer les mêmes personnes tandis que nous pensons être uniques. La communauté des canotiers est très différente, une approche très vieille école. Chacun prend soin les uns et des autres et également des bateaux. Nous apprenons à connaître les gens, nous pouvons dîner sur le bateau de quelqu’un une heure après s’être amarrés à ses côtés. L’important est de se saluer, de prêter attention à son environnement et à ceux qui nous entourent, ce qui est l’un des aspects les plus puissants de cette communauté. Son esprit est porté au quotidien par un authentique intérêt pour les gens, les lieux et les choses.
Depuis que vous vivez sur une péniche, êtes-vous interdépendants ou autosuffisants ?
Il y a une grande autonomie à vivre dans un bateau. Vous pouvez juste prendre votre maison toute entière, tout ce qui vous appartient et partir. C’est la liberté absolue. Sur notre bateau nous avons l’électricité grâce à des panneaux solaires donc nous savons exactement ce que nous consommons. La même chose pour l’eau, nous remplissons un réservoir toutes les cinq semaines, nous savons ce que nous avons et ce que nous utilisons. La société d’aujourd’hui est tellement éloignée de ça, nous avons l’habitude de payer nos factures de gaz et d’électricité sans réellement savoir de quoi il s’agit. Voir quelle quantité d’eau nous utilisons, porter le réservoir jusqu’au bateau, se rendre compte du bois que nous brûlons… Toutes ces choses nous reconnectent avec notre consommation et nous permet de la comprendre et de la maîtriser.
Avez-vous renoué avec des pratiques et activités manuelles ?
Nous n’avons pas de télévision sur le bateau et nous ne pouvons pas charger nos ordinateurs. Ça signifie que lorsque nous rentrons du travail nous ne pouvons pas simplement nous affaler dans le canapé et regarder Netflix. De nouveau, ça vous encourage à discuter, à vous connecter aux autres et à vous-même, à avoir du temps pour penser et pas seulement regarder un écran pour essayer de décompresser. Nous apprenons au fil des années à réparer des choses sur le bateau, et beaucoup de tâches ayant trait au bateau sont très apaisantes. Revenir à la maison, couper du bois, allumer un feu dans le poêle, le regarder grossir et sentir sa maison se réchauffer est l’une des activités les plus plaisantes et apaisantes. Nous avons seulement l’espace du toit pour jardiner, mais nous sommes de grands passionnés, nous avons des grands pots et conserves dans lesquels nous plantons des bulbes l’hiver et au printemps principalement des fleurs sauvages et quelques légumes.
Le temps existe t-il différemment sur une péniche ?
Le temps reprend son tempo normal sur un bateau. Jour, nuit. Lumière, obscurité. Vous ressentez le temps physiquement et mentalement plutôt qu’en regardant l’heure sur votre téléphone. Je ne pense pas que le temps sur une péniche soit différent, ce sont les journées modernes qui ont modifié notre rapport au temps en créant des jours sans fins se mêlant aux nuits sans fins.
Vivre au rythme des saisons est-il une idée romantique ou une réalité à laquelle nous devrions porter plus d’attention ?
Les saisons nous affectent grandement et même si la société moderne peut essayer de le nier et de le cacher nous devons l’accepter. Ressentir chaque saison nous donne de l’excitation toute l’année. Il ne s’agit pas d’attendre l’été qu’il fasse chaud puis être triste quand il repart. Chaque saison regorge de beauté, nous devons juste nous en souvenir et y prêter attention. Les saisons nous permettent d’avancer. Dans la belle lumière d’automne vous devez regarder et apprécier les teintes rouges et orangées qui tapissent le sol lorsque vous partez au bureau.
La péniche est une belle métaphore de la vie. Elle avance lentement dans un rythme qu’elle ne peut contraindre. Elle peut s’arrêter mais ne peut arrêter l’eau. La recherche effrénée de vitesse et d’efficacité nous a-t-elle coupés de notre propre temporalité ?
Si vous voulez que votre vie ralentisse, déménagez sur une péniche. Vous ne pouvez pas presser la vie, vous ne pouvez pas presser le travail que vous avez à faire, il n’y a pas de solution miracle pour tout. Tout ce que vous recevrez en retour, vous avez travaillé pour et vous le méritez. Par conséquent vous l’appréciez davantage.
Le déplacement sur une péniche s’apparente t-il à une contemplation méditative ?
Avec notre bateau nous vivons à Londres, une ville agitée où il est souvent compliqué de trouver la nature. Le bateau vous emmène dans un voyage au coeur de la ville et aussi en dehors, au milieu des panoramas historiques, naturels voire même industriels et urbains. Même si vous ne pouvez prétendre ne faire qu’un avec la nature, le bateau vous rend bien plus proches d’elle, même au sein d’une grande ville, que ne le seront la plupart des gens. Il y a des oies et des canards qui nagent tous les matins autour de votre bateau, et en été vous voyez leurs oisons et leurs canetons grandir. Vous croisez un héron sur les berges en allant travailler. Vous êtes amenés à vous asseoir dehors durant les longues nuits d’été avec les autres occupants des bateaux. À boire un thé dans le froid glacial de l’hiver. Il n’y a aucun doute, nous sommes plus proches de la nature en vivant sur un bateau; nous sommes gouvernés par la nature en vivant sur l’eau.
Vivre sur une péniche appelle à vivre en pleine conscience chaque tâche réalisée, même la plus triviale ?
La lenteur de la vie, l’appréciation de la nature, travailler pour des nécessités et les apprécier. Toutes ces choses, transposées du bateau à la vie quotidienne, aident dans les moments les plus difficiles à maintenir le flux de la vie.
Vous déplacer vous évite-t-il d’être soumis à vos mauvaises habitudes ?
Je dirais que la paresse est dans nos sociétés l’une des pires mauvaises habitudes, et le bateau vous évite de tomber dans l’oisiveté. Mais cela n’empêche pas de créer une constance dans votre vie, malgré le mouvement perpétuel. Dans notre époque trépidante, les gens n’arrêtent ni de courir, ni de penser, ni de travailler. Le bateau lui, vous permet de ralentir le temps jusqu’au point où vous pouvez vous arrêter, réfléchir et réellement apprécier ce qui vous entoure.
Article extrait de Mint #07