Pourtant, sur le papier les choses commençaient bien : une adresse qui avait eu une étoile au Michelin il y a quelques années, recommandée par un type qui a déroulé du câble, un collègue au palais affûté par des milliards de mastications attentives. Un midi d’été, dans une ville dont je ne veux pas me rappeler le nom, je me présente donc devant cette enseigne qui promet une cuisine « élaborée, sensible, exigeante ». Un programme alléchant, vite entaché par ma première impression : une devanture standardisée sans doute achetée sur www.devantures.com, une salle à manger maniant les codes du tout-venant semi gastronomique, jonchée de sculptures mi arty-mi hardcore, qui évoque puissamment un hall de Novotel (animé par une playlist d’Ibis Budget)… Alignés contre les tables, des fauteuils en faux cuir crème au dossier surdimensionné (2m50 à vue de nez) attendent mon séant. Et puis après tout, pourquoi pas : je ne suis pas venue pour bouffer les sièges. À mon entrée dans la salle vide, un serveur barbu, au sourire tombé du lit, me dirige vers une table gribouillée de taches jaunes et rouges, non apte aux épileptiques. En réalité, des chemins de table en plastique comme postillonnés par un Pollock du dimanche en descente de vodka-Suze.
Le serveur me présente les menus. J’opte pour celui en 4 services plutôt qu’en 3 ; la déontologie du goûteur professionnel prime toujours sur le mauvais pressentiment. Quand soudain, en me retirant la carte, le serveur me gratifie d’un « c’est parti, bon voyage… ». Aïe… Je me demande alors si j’ai bien fait mes rappels de vaccins, quel est le décalage horaire à destination… Je me dis surtout que j’aurais dû prendre le menu en 3 services. Le déjeuner s’annonce longuet. Premier envoi : les amuse-bouches. Une soupe froide de courgettes servie dans un tube à essai dont la texture et la mise en scène tiennent de l’expérience de laboratoire sur muqueuses reptiliennes ; des macarons noirs et brillants à la fadeur non identifiée et une cuillère garnie d’un cube gélatineux dont le contact avec la langue rappelle les périodes les plus sombres de notre histoire. Le moléculaire qui dérape en mollard-culaire.
J’ai bien dû avoir une entrée mais ma mémoire l’a soigneusement néantisée (quelque chose avec de la tomate ?) et sa description nous ralentirait dans notre bref récit, dont la pièce maîtresse s’apprête à arriver sur la table : « un mi-cuit de thon, jus de tomate et boulgour bariolé ». Mon barbu rigolard, prolixe en métaphores, me promet « un feu d’artifice en bouche », tout en laissant planer un suspens trop étiré. Pas fâchée avec la pyrotechnie, j’attends de voir le spectacle, et je ne suis pas déçue.
Au milieu d’un pot-de-chambre en verre usurpant le nom d’assiette, pourvu d’une sorte de promontoire au centre, trône une tranche de bonite maronnasse revenue d’outre-thon, avec la ferme intention d’y retourner le plus vite possible.
Autour de la chose, une douve pleine de boulgour pailleté de légumes en julienne. Je me dis que ça ressemble vraiment à une pissotière, l’urine en moins. Quand mon artilleur en chef m’interpelle : « et la touche finale : un jus de tomate jaune de Marmande », avant de déverser un abondant liquide jaunâtre sur le boulgour qui boit la chose façon litière à hamster. Voilà, le tableau est complet… et le fou rire pas loin. Luttant contre les évocations diurétiques de mon esprit retors, je goûte l’animal mort qui vient de faire une tentative de suicide sous mes yeux en se jetant dans le boulgour mouillé du haut de son promontoire : je le goûte et le thon est surgelé à cœur. Pas froid mais glacé, cristallisé au centre, mal décongelé. Je le fais remarquer poliment à mon interlocuteur qui me rétorque, outré « mais madame, c’est un mi-cuit »… Ah, d’accord, au temps pour moi, j’avais plutôt l’impression que c’était un mi-gelé…
Je pousse tout cela à l’aide d’un blanc de l’Hérault, mon seul véritable allié dans cette mésaventure, et j’attends que le dessert arrive pour pouvoir partir en courant. Après tant d’incompatibilités entre mon appétit et cette cuisine, je me dis quand même que quelque chose de bon doit advenir, que le Cosmos va nous réconcilier (un peu) dans un dernier envoi sucré. Que le quiproquo gustatif ne peut pas durer éternellement. « Ils ne vont quand même pas me sortir les verrines en dessert », me dis-je, pleine d’un espoir craintif…
C’est alors que, poussant un chariot couvert d’éprouvettes et de ramequins, le serveur arrive à ma hauteur et me lâche un sonore « et maintenant, l’assortiment de verrines ! » en prenant un air théâtral. Je vois alors atterrir sur l’aérodrome de mon assiette une escadrille de vaisseaux aliens et de soucoupes venues de très loin, occupées par des masses de matière noire, rose, bleue, verte, mauve… Des substances que j’explore du bout de ma cuillère, avec lesquelles je tente d’établir un contact et que je porte fébrilement à mes lèvres humaines, trop humaines. Du mou, du mou, du pétillant, du mou, du trop sucré, du sphérifié, du mou… Comme si les dents étaient superflues pour absorber ces desserts qui, par effet de régression soudaine, me rappellent les yeux de monstres méchants dans Bioman et le mutagène des Tortues Ninja. Dorothée, vole à ma rescousse…
Je termine le fond de mon verre pour me nettoyer de tous ces gélifiants.
Je demande l’addition, elle aussi dure à avaler : 50€ le déjeuner, sans le vin… Un repas « verrines bad trip », jusqu’au bout…