En 1845, Henry David Thoreau décidait de quitter la ville de Concord dans le Massachusetts pour vivre dans les bois. Il commença par construire sa cabane tout près du lac Walden, à quelques kilomètres de sa ville natale. Pendant près de trois ans, l’écrivain vécut loin du monde moderne avec un confort sommaire, mangeait à sa faim grâce à la chasse, la pêche et à ce qu’il cueillait. Une vie sobre, somme toute. De nombreuses raisons sont évoquées mais dans Walden ou la Vie dans les bois, il écrit : « Je partis dans les bois parce que je voulais vivre sans me hâter. Vivre intensément et sucer toute la moelle secrète de la vie. » Nous sommes en 2019 et ces aspirations trouvent un écho tout particulier. Nombreux sont ceux qui pensent à quitter la ville pour se mettre au vert. On aimerait tous construire un feu, se nourrir de ce que l’on trouve dans la nature, se rapprocher d’un monde plus tangible. Il y a trois ans, Pierre-Edouard Robine quittait un poste à l’Environnement à la Mairie de Paris ressentant ce puissant désir de se reconnecter à la terre et retrouver sa campagne natale. Tout comme Thoreau, il décida de quitter la ville, Paris, pour vivre d’un travail concret qui le rendrait heureux. Ce n’est pas tout à fait la vie sauvage, mais c’est un début.
On disait autrefois chasseur-cueilleur mais de nos jours, la cueillette se fait un peu plus rare, sinon à la période des champignons… « Et puis tu sais je n’ai pas encore mon permis de chasse, mais j’aimerais bien le passer, on trouve du sanglier et du chevreuil dans le coin, » raconte Pierre-Edouard. « Ah oui, et des loups aussi, n’est-ce pas ? » rétorque son colocataire Gaël Avenel en se moquant gentiment. Pierre-Edouard croit avoir croisé un loup un jour, mais aussi d’autres animaux sauvages qu’on n’a pas intérêt à rencontrer au détour d’un chemin ; les sangliers ou les cerfs peuvent se montrer quelque peu hostiles lorsqu’ils se sentent menacés. Pour lui, se promener aux aurores a toujours été un plaisir : « Je suis passionné d’ornithologie et quand j’avais 15 ans je partais très tôt le matin, je faisais un feu dans une boîte de conserve et j’attendais l’arrivée des oiseaux pour les prendre en photo. »
La cueillette, ça paraît détente et bucolique mais c’est hyper crevant, je ne me promène pas dans la nature le nez en l’air comme un petit cueilleur de fleurs, mes journées n’ont rien à voir avec l’image romantique qu’on se fait du gars qui vit dans la forêt et quitte la maison avec sa serpette et son panier.
Pierre-Edouard Robine
Dans l’après-midi, nous prendrons la route pour cueillir quelques plantes pour la livraison parisienne à venir, Pierre-Edouard profite de ce dimanche pour flâner avec nous, en temps normal la cueillette se fait plutôt au pas de course : « La cueillette, ça paraît détente et bucolique mais c’est hyper crevant, je ne me promène pas dans la nature le nez en l’air comme un petit cueilleur de fleurs, mes journées n’ont rien à voir avec l’image romantique qu’on se fait du gars qui vit dans la forêt et quitte la maison avec sa serpette et son panier. Je me réveille à 5h15 le matin, je cueille les premières plantes sur le chemin de La Courbe, plus tard je prends de quoi me faire un casse-dalle à la boulangerie puis je cueille jusqu’à 20h. Je mets tout en barquette et je finis généralement vers minuit ou 1h. Le lendemain, je me réveille à 5h15 puis je prends le train à 6h19 et j’arrive à Montparnasse à 8h15 pour mes premières livraisons chez les chefs David Toutain ou Atsushi Tanaka. » En cuisine, un bon comparatif serait le « coup de feu », ce moment chargé d’adrénaline où les gestes se doivent d’être précis et le résultat impeccable : « Quand on me donne un coup de main, je peux devenir insupportable car ces moments me rendent très nerveux ! Ma mère m’aide à cueillir et à faire les barquettes mais je suis intraitable quand je vois une feuille avec une petite tâche jaune. Je veux que mes clients puissent prendre le produit sans avoir à trier, tout doit être parfait ! C’est vraiment parce que je ne supporte pas cette forme de stress que je me dis que je ne pourrais pas faire de la cuisine, » soupire Pierre-Edouard.
La marche commence près de la Forêt des Couves, après le tour du propriétaire. Pierre-Edouard s’est installé chez son ami Gaël, agriculteur et jeune maire de la ville de Montmerrei qui possède une ferme depuis quelques années. C’est dans l’ancienne salle de traite de La Ferme du Camp qu’il a réalisé ses premières cuvées de cidre et de pétillant naturel de poire. San est sa première cuvée de pétillant naturel de poire réalisée en 2017, un clin d’oeil à Orelsan. Il y a eu ensuite Levitate, en hommage à Kendrick Lamar, mis en bouteille le 15 décembre 2018, non filtré, non soutiré. Le jus est clair avec très peu de dépôt, Pierre-Edouard est satisfait. Il faut dire qu’il a adopté l’ancienne méthode et utilise de la paille biologique pour réaliser ses bouteilles, là où la très grande majorité des producteurs ont recours au pressoir pneumatique. La paille a un rôle de filtre et de grille lorsqu’on presse les fruits ; la différence de rendement est significative puisqu’il obtient 30% de moins de jus pour le même poids en fruits. Travailler avec des vieux outils et des méthodes anciennes reste le plus important à ses yeux, il est un des seuls artisans à travailler ainsi.
La fermentation se fait naturellement et sans ajout de gaz, une autre rareté dans le milieu des cidres et des poirés : « Au début j’étais stressé car je n’avais pas de mousse après soutirage, je ne savais pas si j’avais raté un truc… Dans le calendrier lunaire il existe une page dédiée au cidre et à la bière dont je me sers régulièrement. Le moment du soutirage est toujours délicat, il faut faire attention car tu ne peux pas le faire quand il y a beaucoup de vent ou un sale temps, car ça veut dire qu’il y a une forte dépression, d’ailleurs ça brasse dans ta cuve. Tu vois que ton produit n’est pas clair, ton dépôt reste en suspension… Tu te rends bien compte qu’il y a un souci d’énergies, enfin je n’aime pas trop dire « énergies » car ça fait ésotérique… Disons que la pression atmosphérique extérieure se ressent dans ta cuve puis dans tes bouteilles. » Il prépare par ailleurs une collaboration avec le vigneron Charles Dufour qui fait du champagne. Cette dernière sera nommée The Next Episode, il s’agira d’un assemblage de deux fonds de cuve de San et Levitate avec une macération pelliculaire de pinot noir (le fameux skin contact, ndlr) pendant trois jours.
La confection du cidre et du pétillant naturel de poire sont assez similaires dans leur fonctionnement bien que la fermentation soit différente : « Pour le cidre, les déchets de fruits remontent au haut de la cuve contrairement au vin par exemple, c’est une première filtration naturelle qui se fait dans les deux premières semaines après la mise en cuve. On fait généralement le soutirage en deux fois mais ça dépend du temps, du produit… Cette année je n’ai pas eu besoin d’en faire sur le poiré, par exemple. » Prochainement, Pierre-Edouard aimerait créer de nouvelles cuvées de cidre houblonné, une sorte de cidre IPA ou même un cidre avec du houblon sauvage de la région. Les ponts avec son activité de cueilleur sont nombreux : « Au début du XXème, on utilisait l’achillée millefeuille comme substitut au houblon et c’est un truc que j’aimerais tenter… J’ai aussi envie de faire des vinaigres au sapin ou à la marjolaine d’ici la fin de l’année, mais je manque de temps ! »
La promenade débute en plein soleil, elle est rythmée de prairies verdoyantes et de sous-bois où règnent le calme et la fraîcheur. Le niveau de l’eau du ruisseau a encore baissé depuis sa dernière visite. La cueillette se fait parfois aussi au abords des cultures biologiques de Gaël, ses champs de tournesols sont entremêlés à une myriade de coquelicots. « Là, c’est de la matricaire odorante, on l’appelle aussi fausse camomille ou pineapple weed car elle a un petit goût d’ananas, tu peux par exemple l’infuser dans du lait ou même l’utiliser crue. Sa feuille a plutôt des arômes d’anis mais on ne va pas les prendre, elles sont un peu grandes et sèches, c’est vraiment meilleur quand c’est bien vert. On va peut-être monter sur la plaine pour trouver de la marjolaine. » Pour la pratique de la cueillette, Pierre-Edouard s’est essentiellement instruit seul à l’aide d’ouvrages dédiés, de plus, il a étudié la botanique au moment de passer son BTS de protection de la nature. « Là c’est une carotte sauvage, on la reconnait bien parce qu’elle a une de ses fleurs centrales qui est rouge. Les anglais l’appellent « dentelle de la Reine Anne » et la fleur au centre symboliserait une goutte de sang. Quand elle est plus jeune, la tige est très tendre, tu peux la manger et ça a un peu le goût de gingembre confit. »
Atsushi Tanaka – le chef du restaurant A.T. – lui a d’ailleurs dédié un amuse-bouche, la Tarte Pierre, un cracker garni d’une émulsion de pistache, recouverte des plantes et des fleurs du moment, selon l’inspiration du chef.
Lors de ses passages à Paris, l’un de ses plus grands plaisirs reste ce moment magique où il s’attable et déguste le fruit de son travail sublimé par l’imagination d’un chef. Atsushi Tanaka – le chef du restaurant A.T. – lui a d’ailleurs dédié un amuse-bouche, la Tarte Pierre, un cracker garni d’une émulsion de pistache, recouverte des plantes et des fleurs du moment, selon l’inspiration du chef. « Tu vois, cette plante-là, Atsushi l’adore quand c’est en bouton, c’est très joli dans une assiette. Les goûts diffèrent selon le stade de maturité de la plante. Je cueille en fonction des goûts de chacun, certains me mandatent même comme Bruno Verjus qui recherche des choses particulières pour ses plats. » Est-ce qu’il arrive que les chefs achètent des plantes uniquement pour leur aspect esthétique ? « La grande majorité des chefs te diront que c’est avant tout pour le goût et que ce ne sont pas des fleuristes ! D’autres assument qu’une partie puisse être simplement esthétique et qu’après tout, on commence par déguster un plat avec les yeux, lorsqu’on le dépose devant nous. »
Sur le chemin du retour, il nous montre quelques pieds de haricots et de maïs doux bleu, rouge et jaune. Des plants de culture qui devraient être prêts d’ici l’automne, destinés à la réalisation de farines pour la confection de tacos. De plus, Gaël a quelques hectares de céréales et ensemble, les deux amis projettent de diversifier leurs activités grâce à une farine fraîchement moulue en Normandie qui serait livrée à Paris chaque semaine. La cueillette continuera mais Pierre-Edouard songe à passer le cap de la sédentarisation, à se concentrer sur ses cidres et pétillants naturels de poire qui sont finalement son activité principale, quand la terre dort. La forte demande en France, mais aussi au Japon, en Australie et aux Etats-Unis le motive à prendre cette direction ; sans compter que ses bouteilles sont assez rares puisqu’il ne produit pour le moment que 200 bouteilles par cuvée et tient à en garder pour les clients qui lui ont fait confiance dès le début.
Il est temps de quitter la Suisse Normande pour regagner Paris. Dans le train, nous repensons à ces plantes dont nous avions peut-être croisé le chemin mille fois sans même penser à les goûter alors que nous croquions enfants les pistils de trèfle mauve. Toutes ces fleurs inconnues aux noms intrigants et aux histoires presque mystiques. Le poivre d’eau, l’ail des ours, l’oxalys, le myosotis aux tons bleutés, la jolie fleur de vesce ou encore l’ail des vignes avec ses grains roses qui croquent sous la dent et explosent en bouche. On oublie parfois que la nature est généreuse et qu’il suffit de l’observer. Et ça aussi, Thoreau le disait.