« L’un des premiers voyage que j’ai fait en solitaire au Liban était à Tripoli, la deuxième plus grande ville du pays et l’une des plus pauvres aussi. Depuis j’ai pris l’habitude de m’y rendre régulièrement en faisant strictement le même parcours. Je commence par le site de la foire internationale, un grand ensemble brutaliste de l’architecte brésilien Oscar Niemeyer. Ce projet constitué de pavillons commerciaux avait pour ambition de moderniser le Liban en faisant de lui un grand centre d’attraction pour le commerce de toute la région. Malheureusement ce dessein a été brusquement interrompu par la guerre civile. Je fais ensuite un grand tour de la ville en passant par les souks où je suis absorbée par l’ambiance et les parfums qui s’en dégagent. J’y retrouve toujours les mêmes commerçants. La marchande de persil à l’entrée, le vendeur d’épices au cœur… »
« Sur la route reliant Beyrouth à Damas se trouve le Grand Sofar Hotel. Un établissement abandonné depuis le conflit qui incarne la splendeur du Liban d’autrefois. Fermé au public, il est pourtant surveillé par un gardien dont le rôle est celui d’interdir à toute personne d’y pénétrer — comme pour préserver le souvenir fragile du passé. J’ai eu la chance d’y entrer un jour. Quand on sait que les plus grands du siècle dernier y ont mis les pieds, l’imagination ne peut s’empêcher de s’emballer. Le plancher vibrait encore des déhanchés endiablés sur les notes de ce piano délaissé. Cette vielle table de poker. Les fastueuses baignoires désormais fracassées… Ce patrimoine incarne aussi l’immense blessure des générations d’après-guerre qui ont dû se construire sur un passé en ruines. En sortant de ce lieu, je m’en allais avec le sentiment d’avoir dérobé un petit bout d’histoire. »
« Depuis un an, les drames s’enchaînent dans le pays. La pauvreté s’est largement accrue mais je ne saurais pourtant parler de lui avec misérabilisme. Ces photographies sont des images du quotidien, elles racontent le pays dans sa singularité. Je préfère montrer ce qu’on ne pourra jamais lui arracher, cette beauté de l’ordinaire. »
« On peut remarquer une certaine monochromie dans mes photographies. Cela résulte sûrement de ma curiosité pour la lumière. Sa façon de mettre en valeur ou de dissimuler les choses, d’imposer une teinte au monde selon l’humeur du ciel. J’aime cette ambivalence du contraste franc entre éclaircie et obscurité. Du plus loin que je me souvienne, j’ai toujours été très attentive à ce qui m’entourait. Ces images ancrées en mémoire qui forgent l’esprit, c’est à mon sens déjà de la photographie. »