C’est une offrande de la nature dont la récolte ne manque pas de piquant. On a eu les yeux ronds comme des billes en découvrant comment le poivre des oiseaux est produit. Dans les allées verdoyantes,
les lianes semblent jouer à la course au ciel. Chaque saison, le Bulbul goiavier – un oiseau de la région – vient picorer les fruits de poivrier arrivés à maturité. Ce dont il raffole, c’est leur chair et leur peau. Et nous, nous raffolons des noyaux qu’il rejette dans ses fientes. Récupérés un à un par les petites mains des fermiers, ils sont nettoyés puis séchés au soleil avant d’être empaquetés et d’arriver sur les tables des gourmets du monde entier. Dans les familles de cultivateurs cambodgiennes, il était de coutume d’en offrir à ses hôtes de marque.
En posant leurs bagages sur les terres de cet or blanc, Nathalie Chaboche et Guy Porré comprirent que l’Eldorado se trouvait à leurs pieds. En 2013, La Plantation prend racine à Kampot, dans la commune
de Kon Sat. « À notre arrivée, il n’y avait ni eau courante, ni électricité. Un seul chemin était tracé, celui que nous avions emprunté à moto pour
arriver. Il a fallu débroussailler, évaluer la terre, la retourner, planter les poteaux puis piquer les boutures. Trois, quatre ans plus tard nous avions notre première récolte », se remémore le couple d’exploitants franco-belge. Aujourd’hui, leurs 44 000 pieds à fleur d’eau du « Lac secret » et dominés par la montagne du Bokor, permettent de produire 30 tonnes de grains en moyenne, tout au long de l’année.
Dans le royaume du poivre, les lianes sont vraiment des reines, mais leur règne n’a pas été de tout repos. La terre rouge contrastant avec le vert de ces dernières bruisse encore de son lourd passé. Selon les écrits de l’explorateur-diplomate chinois Tcheou Ta-Kouan, la culture de ces plantes grimpantes aux chapelets de billes précieuses remonte à la fin du XIIIe siècle. Elle s’intensifie sous le Protectorat français qui en fait sa première denrée coloniale d’exploitation. Avec l’arrivée des Khmers rouges au pouvoir en 1975, les poivriers sont déplantés massivement
au profit du riz, avant que la plante vivace ne revienne progressivement sur les plantations.
« Le poivre de Kampot est tellement associé à son passé colonial qu’il était appelé pendant très longtemps poivre d’Indochine », rappelle Guy. En 2010, son heure de gloire arrive enfin, le voici détenteur d’une Indication Géographique Protégée. « Il existe un cahier des charges à respecter scrupuleusement dont l’engagement premier est celui de ne pas utiliser d’engrais ou de pesticides chimiques. Sur La Plantation nous utilisons des méthodes de fertilisation ancestrales à base de bouse de vache séchée ou de guano de chauve-souris. » La particularité de
ces baies : leurs taux de pipérine – ce qui confère le caractère piquant – inférieur aux poivres produits ailleurs dans le monde, y compris dans le Vietnam voisin – premier producteur au monde suivi de l’Inde et du Brésil – copiant l’appellation. Vert, noir, rouge, blanc… Toutes les baies proviennent d’un seul et même pied évoluant au rythme des saisons.
« De décembre à janvier c’est la reverdie avant qu’elles tournent au noir et développent des arômes d’eucalyptus et des notes boisées, puis au rouge, lorsqu’elle arrivent à maturité et présentent un bouquet aromatique plus fruité et sucré. Le blanc, ce sont ces dernières que l’on va débarrasser de la peau après les avoir fait tremper dans l’eau toute une nuit », décrit Nathalie.
On ne brusque pas Dame nature ici. Si la liane a décidé de produire moins que l’année précédente, il faudra espérer que l’année suivante soit plus florissante. « C’est ce qui en fait un produit de terroir d’exception », soulève le couple comptant parmi ses clients des toques locales comme le chef Luu Meng, et françaises comme la cheffe Anne-Sophie Pic. « Nous adorons cuisiner toutes les variétés, pour les marinades de viandes rouges on privilégiera le noir, pour les poissons ou encore les purées, le blanc, et pour les desserts, nous apprécions particulièrement ajouter une pincée de poivre rouge dans une mousse au chocolat ou sur des fraises », confessent Nathalie et son mari qui dineront ce soir là à la table de la toque Bruno Verjus à Paris pour goûter à ses produits de la mer sublimés par leurs délicates épices. Un énième gourmet au fin palais prouvant qu’ils ont bien su placer leurs billes.