Tourner le dos à la frénésie citadine, conduire des heures avec pour seul objectif un délicieux repas au bout du chemin. En France, les restaurants-destinations comme la Grenouillère d’Alexandre Gauthier dans le Pas-de-Calais inspirent de plus en plus de chefs en mal de nature. Respectueuses du terroir, ces tables éco-responsables attirent les fines gueules dans des coins reculés de l’Hexagone.
Pour beaucoup de restaurateurs français, le départ de Paris de la cheffe Amélie Darvas et de la sommelière Gaby Benicio qui ont ouvert au cœur du Languedoc le restaurant Äponem fait figure d’exemple. Perchée sur une colline dominant les Gorges de la Peyne, l’adresse, dotée d’un jardin en permaculture, nourrit ses convives en prenant soin de suivre le tempo des saisons. Un pari réussi puisqu’Äponem, rapidement salué par la critique, a décroché une étoile au guide Michelin.
Créer des destinations culinaires
Chez certains restaurateurs, la crise sanitaire a agi comme un révélateur de ces désirs d’ailleurs. Le cri du cœur de Victor Mercier, chef du FIEF à Paris, en juin dernier en est le symbole. Sur Instagram, il s’est interrogé : « je n’ai pas de terroir. (…) Je passe à côté de l’essence de mon métier qui est de cuisiner la nature ». S’il se laisse le temps d’y réfléchir, le chef rêve d’avoir un jour un restaurant autosuffisant dans le sud de la France.
Victor Mercier
Un nouveau tourisme va se développer, les Français se rendront dans des régions où ils savent qu’ils vont bien manger.
Cet exode urbain ne date pas du confinement pour autant. En 2018, un an seulement après l’ouverture du Comptoir à Manger à Strasbourg, la sommelière Carole Eckert et la cheffe Bérangère Pelissard se sont senties trop à l’étroit dans leur restaurant locavore de 31 mètres carrés.
« On affichait complet sur les deux mois à venir et on était limitées par la surface. On a donc imaginé un projet sur la route des vins. » se souvient Carole. Sur Le Bon Coin, le duo a eu un coup de cœur pour une ancienne menuiserie installée en lisière de forêt dans le village de Barr en Alsace.
Après avoir acheté le domaine, elles ont tiré le rideau de leur adresse strasbourgeoise en janvier dernier et c’est désormais seule
que Carole travaille sur le nouveau restaurant qui devrait ouvrir au printemps 2021 : « j’aime l’idée de voyager pour manger et j’ai envie de célébrer le terroir alsacien. L’avantage de la campagne c’est que le projet a tout le temps d’évoluer, il y a la place d’ouvrir des chambres à terme ». À la recherche de son futur chef, Carole tient à proposer une expérience autour d’un menu unique : « les convives se sentiront à la maison plutôt qu’au restaurant ».
Le territoire comme expression
Pour le chef Alexis Bijaoui qui ouvrira le 26 novembre l’Auberge de La Roche au cœur du Mercantour, ce changement de cap était une évidence. Passé par plusieurs fermes-restaurants dont Blue Hill près de New York et Garance (Paris, 7e), il n’a pas hésité à quitter la capitale pour s’associer au chef Louis-Philippe Riel (ex-6 Paul Bert) et sa compagne Mickaela. « Le lieu est magique: c’est une vieille bâtisse en pierres située entre les alpages, Nice et l’Italie » annonce-t’il.
Laissée à l’abandon, la future maison d’hôtes a nécessité un an de travaux, que le trio a en partie fait lui-même. Côté cuisine, Alexis est guidé par une obsession : « maîtriser ce que je sers: le pain, les légumes, les viandes… La région ne manque de rien et pour une fois, on a l’opportunité de tout faire nous-même, il faut juste prendre le temps ». Formé au maraîchage, il a néanmoins dû apprivoiser le terrain situé à 1100 mètres d’altitude. Aujourd’hui, il se réjouit de cultiver dans son jardin 90 variétés d’herbes, de fruits et de légumes. D’ici quelques mois, il aimerait avoir des poules, des brebis et même une cave d’affinage à fromage.
De l’autre côté du pays, c’est dans les vignobles girondins que le chef Pierre Rigothier a ouvert Lune il y a quelques mois. Après une carrière dans des restaurants étoilés à Paris (La Scène Thélème) et Londres (Greenhouse), il a souhaité établir sa table gastronomique à la campagne pour offrir une vie meilleure à ses enfants. « Et plutôt que de continuer à être le chef d’orchestre d’une grande brigade, j’avais envie de me concentrer sur la cuisine » complète le chef. Lui et sa femme sont tombés sous le charme d’une auberge pleine de possibles au bord de la Dordogne, entre Bordeaux et Saint-Émilion. « Ici, je suis proche de mes producteurs, je les vois tout le temps. Cette relation est primordiale pour faire passer une émotion dans l’assiette. »
Même son de cloche en Bourgogne où les chefs Sayaka Sawaguchi et Gil Nogueira sont animés par un engagement locavore. Il y a bientôt deux ans, ils ont quitté les cuisines du Grand Bain pour celles d’un ancien entrepôt ferroviaire dans le village de Gyé-sur-Seine. S’il rêve d’ouvrir un jour une ferme-restaurant sur la côte portugaise, le couple voit en Le Garde-Champêtre un moyen de se former à l’autosuffisance. Détenu par quatre associés, le restaurant a beaucoup à offrir. « Entre le potager bio, la cuisine au feu de bois, la fermentation et la fabrication de notre pain, on est bien plus en phase avec les saisons et la nature. » se réjouit Sayaka. « À part l’huile d’olive, les citrons et les poissons, 80% de notre menu est issu de circuits-courts. » À la campagne, la vie avec leur petite fille est plus apaisante.
Travailler dans une cuisine ouverte plutôt qu’un sous-sol, avec une vue sur les forêts, ça change tout.
Gil Nogueiea
Un engagement sincère
Ouvrir un restaurant à la campagne est pourtant un engagement semé d’embûches. « Il faut que le personnel ait envie de participer pleinement au projet et de s’installer dans le coin » admet Alexis Bijaoui. Quant aux restaurateurs, ils doivent se faire accepter des habitants : « à Valdeblore, on suscite la méfiance même si on gagne le respect du village en montrant qu’on est des bosseurs. On sera toujours vus comme des étrangers mais à terme l’auberge va sûrement dynamiser les environs ».
Près de Beaune, la ferme-auberge biologique de la Ruchotte en est le parfait exemple. L’ancien rôtisseur de Pierre Gagnaire, Frédéric Ménager l’a ouverte en 2003, à une époque où le bio était encore à ses balbutiements. Il y cultive des légumes, élève des volailles en voie de disparition et des cochons noirs de Bigorre. Aujourd’hui, l’auberge accueille des convives venus du monde entier. Un engagement aussi épuisant qu’épanouissant pour le chef qui alerte sur un possible effet de mode : « il faut avoir une démarche sincère et être conscient que l’important c’est de mettre la main à la terre ». Frédéric s’attèle à faire vivre ses convictions au quotidien, même si ce choix a un coût économique. Vingt ans après l’ouverture, il veut encore améliorer ses techniques d’élevage et d’agriculture. À ses yeux, la terre
et la table sont indissociables : ses idées de menus lui viennent dans son jardin et nulle part ailleurs. Voilà tout ce que l’on souhaite aux chefs en quête d’authenticité. •
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