Lexie Smith, panem nostrum

Elle travaille la farine et l’eau comme un céramiste travaillerait l’argile ou le grès. De ses sculptures de pain, l’artiste et boulangère américaine Lexie Smith a fait un manifeste. Bien plus qu’un aliment, cette immémoriale alliance d’eau, de fruits de la terre, d’air et de feu, devient en temps de crise, le parfait baromètre de nos sociétés.

Notre pain de ce jour, c’est celui de Lexie Smith. Dans une courte vidéo à l’esthétique onirique, l’artiste américaine nous convie à son office divin à l’issue duquel farine, eau et levain feront corps. Ses gestes de pétrissage se font vifs puis délicats. On est comme captivés par leur irrépressible sensualité, et la beauté de cette boule prenant forme sous ses doigts avant d’être malmenée à nouveau, modelée, incisée, puis enfournée. Ce rituel, de nombreux confinés du monde entier l’ont intégré à leur quotidien pendant la période de confinement imposée, transformant leur cuisine en fournil à domicile.

Lexie n’aura pas attendu une pandémie pour s’y mettre, elle avait tout juste vingt ans lorsqu’elle a commencé à en faire son gagne-pain. « C’était une véritable obsession. Un jour on m’a proposé de participer à une exposition collective. Au lieu de présenter un médium artistique traditionnel sur lequel j’avais pu travailler auparavant, j’ai préparé une douzaine de miches que j’ai coupées et disposées sur une table afin d’observer la réaction du public. Est-ce qu’ils allaient oser en manger, à quel moment s’autorise- raient-ils à céder, qu’en diraient-ils entre eux ensuite… la tension était vive. Rien de ce que j’avais créé jusqu’alors n’avait eu autant d’impact sur une audience. En me penchant sur l’origine du pain pour en faire une carte interactive répertoriant les différentes spécialités par région, mon intérêt s’est rapidement tourné sur ce qu’il dit de nos sociétés, de notre système alimentaire, de notre rapport au pouvoir et à la terre aussi » se remémore-t-elle. Si ce dernier dispose d’une forte symbolique dans le religieux, force est d’admettre qu’il se fait aussi la synthèse parfaite de nos quatre éléments. L’eau, la terre, l’air et le feu. C’est ainsi qu’en 2015 nait son projet artistique qu’elle baptisera Bread on Earth — littéralement pain sur Terre.

D’un pays à un autre, observons l’évolution de ses teintes, de ses formes, de ses méthodes de cuisson. Tous ces paramètres liés à son lieu de production le rendent à la fois unique et universel

Lexie Smith

Sur son site et son compte Instagram du même nom, nous suivons les expérimentations de la new-yorkaise exposant ses magmas de sarrasin et de seigle tout droit sortis du four qu’on entendrait presque chanter. Quand ses créations n’empruntent pas l’esthétique des ondulations de son serpent albinos, ses sculptures de gluten aux courbes organiques se muent en masques africains, en bougeoirs, ou encore en crackers aux motifs et aux textures saisissantes, dues à l’utilisation de différentes farines dont elle n’hésite pas à partager les secrets. Lorsqu’on lui demande quelle est sa recette préférée : « les flat breads au levain composés de farine complète, de yaourt, d’huile d’olive ou de ghee (beurre clarifié) cuit à la flamme ». Hallahmatzahparathafocaccia, baguette… Toutes ces spécialités qu’elle s’approprie, réinterprète et partage se font le baromètre de nos différentes cultures explique-t-elle. « Le pain est bien plus qu’un aliment. À travers ses ingrédients, sa préparation, sa distribution et sa consommation, il s’avère être un bon indicateur de richesse. D’un pays à un autre, observons l’évolution de ses teintes, de ses formes, de ses méthodes de cuisson. Tous ces paramètres liés à son lieu de production le rendent à la fois unique et universel. »

Si l’Homme a cassé la croûte pour la première fois il y a 14 000 ans au Moyen- Orient, ce dernier se faisait déjà un plaisir de le partager à l’occasion de célébration avec ses compagnons — du latin campanionem, signifiant celui avec qui l’on partage le pain. C’est ce que rappelle très justement Lexie vivant actuellement entre son domicile dans le Queens et une ferme en agriculture régénératrice dans l’Hudson Valley, produisant de la nourriture distribuée exclusivement aux personnes précaires et aux communautés marginalisées de New York. Peu de temps après l’annonce du confinement aux États-Unis, dans un même élan de solidarité, la jeune femme s’est lancée dans l’envoi de kits de démarrage pour cultiver son propre levain aux quatre coins du monde gratuitement. « Je souhaitais aider les personnes à être le plus autosuffisant possible, à développer à leur tour une relation intime au pain » dit-elle.

Se fournir local, s’affranchir de la grande distribution afin d’être moins touché par l’évolution du marché, telle est l’idée qu’elle souhaite faire germer dans nos esprits à l’image de son levain, à nourrir et à chérir quotidiennement. Cette précieuse pâte blanche conférant au pain une odeur, une densité ainsi qu’un croustillant sans pareil a elle aussi sa propre mythologie dans l’imaginaire collectif. « Les gens semblent apprécier l’idée d’avoir entre leurs mains cette famille de micro-organismes avec laquelle on apprend à composer, et vouée à devenir quelque chose de plus grand qu’eux. En ces temps d’incertitude cela fait sens » analyse-t-elle en rappelant avec ironie la vague du sans-gluten déferlant sur les productions boulangères largement diversifiées ces dernières années. « Pour beaucoup, le pain est un aliment de base. En manger n’a jamais été un choix pour eux mais une nécessité, c’est une réalité qui perdure. Les options étant amoindries dues à la période de crise, on observe un regain d’intérêt pour des choses incarnant la stabilité et la sécurité, le pain, indéniablement, est de celles-ci ». De quoi alimenter notre réflexion.

www.bread-on.earth
→ Instagram : @bread_on_earth, @smyth_myth

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Lexie Smith, panem nostrum

She works flour and water as a ceramicist would work clay or stoneware. From her bread sculptures, the American artist and baker Lexie Smith has created a manifesto. More than just food, this age-old alliance of water, earth’s fruits, air, and fire becomes, in times of crisis, the perfect barometer of our societies.

Our bread is Lexie Smith’s bread. In a short video with dreamlike aesthetics, the American artist invites us to her divine office, where flour, water, and leaven will merge. Her kneading gestures are brisk yet delicate. We are captivated by their irresistible sensuality and the beauty of this dough ball takings hape under her fingers before being roughly handled again, molded, incised, and then baked. This ritual, many confined individuals around the world incorporated into their daily lives during the lockdown period, turning their kitchens into home bakeries. Lexie didn’t wait for a pandemic to start ; she was just twenty when she made it her livelihood. “It was a real obsession. One day, I was offered to participate in a group exhibition. Instead of presenting a traditional artistic medium I had worked with before, I prepared a dozen loaves that I cut and arranged on a table to observe the audience’s reaction. Would they dare to eat them, at what moment would they allow themselves to yield, what would they say to each other afterward… the tension was high. Nothing I had created before had such an impact on an audience. Looking into the origin of bread to create an interactive map listing different specialties by region, my interest quickly turned to what it says about our societies, our food system, our relationship with power, and the land”, she recalls. If the latter holds strong symbolism in religious contexts, it must be admitted that it is also the perfect synthesis of the four elements: water, earth, air, and fire. Thus, in 2015, her artistic project was born, which she named Bread on Earth.

On her website and Instagram account, we follow the experiments of the New Yorker displaying her buckwheat and rye magma, straight out of the oven, which one can almost hear singing. When her creations don’t borrow the aesthetics of the undulations of her albino snake, her gluten sculptures with organic curves morph into African masks, candlesticks, or even crackers with striking patterns and textures, owing to the use of different flours whose secrets she doesn’t hesitate to share. When asked about her favorite recipe : “the sourdough flatbreads made with wholemeal flour, yogurt, olive oil, or ghee (clarified butter) baked over flame” Challah, matzah, paratha, focaccia, baguette… All these specialties she appropriates, reinterprets, and shares become the barometer of our different cultures, she explains. “Bread is much more than food. Through its ingredients, preparation, distribution, and consumption, it turns out to be a good indicator of wealth. From one country to another, let’s observe the evolution of its shades, its shapes, its baking methods. All these parameters related to its place of production make it both unique and universal.”

If humans broke bread for the first time 14,000 years ago in the Middle East, they already enjoyed sharing it on celebratory occasions with companions—from the Latin campanionem, meaning the one with whom you share bread. That’s what Lexie reminds us of, currently living between her home in Queens and a regenerative agriculture farm in the Hudson Valley, producing food distributed to the underprivileged and marginalized communities in New York. Shortly after the announcement of the lockdown in the United States, in a similar spirit of solidarity, the young woman embarked on sending starter kits for cultivating sourdough worldwide, free of charge. “I wanted to help people be as self-sufficient as possible, to develop in turn an intimate relationship with bread”, she says. Sourcing locally, breaking free from large-scale distribution to be less affected by market evolution—this is the idea she wants to plant in our minds, like her sourdough, to nurture and cherish daily. This precious white paste that gives bread its smell, density, and unparalleled crispiness also has its own mythology in the collective imagination. “People seem to appreciate the idea of having in their hands this family of microorganisms with which they learn to compose, destined to become something greater than themselves. In these times of uncertainty, it makes sense”, she analyzes, ironically recalling the wave of gluten-free products that have flooded the widely diversified bakery scene in recent years. “For many, bread is a staple food. Eating it has never been a choice but a necessity, a reality that persists. With options diminished due to the crisis period, we observe a renewed interest in things embodying stability and security, and bread, undoubtedly, is one of those. Enough to fuel our reflection.

@smyth_myth, @bread_on_earth
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Journaliste
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Anouchka Crocqfer
Anouchka est journaliste chez Mint Magazine. Passée dans les colonnes de L'Express Styles, du Parisien, de Néon, et de Bon Temps elle arpente les rues à la recherche de nouvelles tendances lifestyle.

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