J’avais envie de parler de la création du vin, un peu comme je le bois, sans apporter aucune analyse œnologique, sans tenter de parler du nez, des arômes ou toutes ces choses que je ne maîtrise pas. Cette boisson éveille mes sens, bien sûr, et j’admire ceux qui ont un tel savoir, mais pour ma part, je ne veux pas réfléchir, juste ressentir. Je crois profondément que la dégustation du vin est fonction de son histoire personnelle. La mémoire des parfums et celle des arômes sont selon moi intimement liées. Le temps de la dégustation est également important. En fonction du moment, je peux aimer un vin parce qu’il me surprend, me déconcerte ou au contraire parce qu’il me rassure, me rappelle un souvenir ou juste parce qu’il se laisse boire tout simplement…
Bref, je fais partie de ceux qui n’analysent pas. Pour autant, je bois du vin avec l’attention particulière qu’on porte à une boisson qui l’est tout autant. Je bois d’ailleurs essentiellement du vin nature, celui qui loin des goûts standardisés me racontera une histoire, un vin vivant.
Ma première visite au domaine « Les Terres promises » a eu lieu un jour de septembre, une des premières matinées où l’on sentait la fraîcheur de l’automne s’installer. J’avais peur d’être en retard et de ne pas voir la lumière du lever du jour sur les champs. Après avoir dépassé la gendarmerie de 300 mètres avant de tourner à droite, je m’avance dans les vignes et distingue des discussions et des éclats de rire un peu plus loin. La douce lumière est là et les vendangeurs armés de leurs sécateurs ont commencé leur journée bien avant moi. Ici, on vendange à la main.
Jean-Christophe n’est pas encore arrivé et c’est Jonas qui m’accueille avant de se remettre très vite au travail. Le rythme est soutenu, mais l’ambiance est joyeuse entre des vendangeurs aux profils variés. Ils sont plus ou moins expérimentés et viennent de toute la France, voire de plus loin et l’accent québécois de Chanelle ne passe pas inaperçu au milieu des vignes.
Les caisses se remplissent les unes après les autres avec de belles grappes dorées légèrement rosées, du rolle, un cépage typique du sud de la France, et c’est Jean-Christophe, au volant de son tracteur, qui vient les récupérer. Les allers-retours s’enchaînent entre le champ et la cave. C’est là-bas que je pars rejoindre Léa qui réceptionne les grappes pour en extraire le jus. Elle le goûte et effectue très vite un premier test de densité pour calculer le niveau de sucre, premier indicateur de ce que donnera sa vinification. Je ne peux refuser son invitation à goûter aussi et mon analyse sera extrêmement pointue : « C’est vraiment bon. » Jean-Christophe arrive avec quelques grappes dans un sceau, de la clairette blanche. Elles viennent d’une autre parcelle et il va les presser à la main pour effectuer un test avant vendange cette fois-ci. J’accepte là encore de goûter le jus, mais je crois qu’il est inutile que je partage ici ma nouvelle analyse.
Jean-Christophe voulait investir une terre, la travailler pour s’ancrer dans celle-ci afin de se forger des racines qu’il dit ne pas vraiment avoir autrement.
Mes discussions avec Jean-Christophe sont entrecoupées par ses allers-retours dans les vignes et par les différentes choses à faire durant cette période agitée. Il me parle de son histoire, celle de plusieurs copains de Sciences-po qui s’imaginent tous avoir un vignoble un jour. Il est le seul à l’avoir fait, après un temps dans la politique. Pourtant, ce n’était pas gagné, la nature ce n’était pas son truc et il n’avait pas spécialement de connaissances dans le domaine. Alors à la question : « Mais comment compense-t-on ses lacunes ? », il me répond : « Je réfléchis. » Il faut dire que son envie était forte. Il voulait investir une terre, la travailler pour s’ancrer dans celle-ci afin de se forger des racines qu’il dit ne pas vraiment avoir autrement. Le nom de son domaine « Les Terres promises » fait en partie écho à cette quête personnelle. Le fruit du travail de ses terres n’aurait pas pu être autre chose que du vin, mais je n’en saurai pas plus pour le moment, car Léa et Bertrand l’appellent, un problème avec le camion.
L’odeur du raisin pressé est forte, alors je sors prendre l’air devant la cave construite avec les pierres d’une bergerie datant du XVe siècle. L’effervescence du retour de vendange prend progressivement place. Du mourvèdre est placé à l’égrappage pour en retirer la partie végétale avant vinification.
Je croise à nouveau Jean-Christophe qui est en train de choisir les bouteilles pour le repas qu’il partage avec les vendangeurs. Toute l’année, il fait l’acquisition de vins de toute la France, des cuvées prestigieuses, d’autres confidentielles et il en fait découvrir certaines à chacun de ces repas. Il me pose alors la question redoutée : « Vous aimez quoi comme style de vin ? » C’est comme pour la musique, je n’ai jamais su répondre à cette question pour les raisons que j’ai expliquées plus haut. Je balbutie une réponse peu convaincante et il replonge sa tête dans ses cartons. Je n’ai pas le droit de regarder, les dégustations se feront à l’aveugle.
Tout le monde se retrouve alors au bastidon où Céline, une organiste, prépare les repas pendant les vendanges. Oui, une organiste cuisinière à ses heures perdues. Les différents vins sont servis à tour de rôle par Nathan qui a suivi des études pour devenir sommelier et à qui Jean-Christophe accorde sa confiance pour cette tâche importante. Chacun donne son avis, analyse avec plus ou moins de connaissances ou encore à l’instinct. C’est plaisant d’écouter cet échange entre le vigneron et les vendangeurs devenus tantôt des hôtes, tantôt des élèves le temps du déjeuner. Je décide de m’éclipser pour en observer davantage une prochaine fois.
À mon retour au domaine, quelques jours plus tard, une nouvelle journée de vendanges est bien entamée. Je passe par le bastidon où Céline prépare des frites de patates douces pour ce midi avant de rejoindre la cave. J’y retrouve Léa qui m’explique ce qu’elle doit faire aujourd’hui, avec le bruit assourdissant du pressoir en fond. Elle me parle du vin de goutte, du vin de presse, de l’importance d’exercer un décuvage au bon moment pour préserver les levures indigènes, essentielles à la vinification du vin naturel, car ce sont elles qui transforment le sucre du raisin en alcool. Ces levures sont présentes sur les baies du raisin, dans l’environnement proche, mais également dans la cuve, contrairement aux levures exogènes, celles qui n’ont pas leur place ici, souvent artificielles et aromatisées. Les premières sont plus délicates à manier, elles impliquent de respecter la terre au préalable et elles sont plus fragiles, mais ce sont elles qui préservent l’identité d’un terroir. C’est bien pour cela que Léa les bichonne.
Son explication est coupée par Jean-Christophe qui arrive au volant du tracteur avec les grappes du jour. Il les place au pressage puis nous reprenons notre conversation là où nous l’avions laissée. Il me parle une nouvelle fois de l’importance pour lui de travailler la terre, mais aussi de pouvoir la transmettre à ses enfants s’ils le souhaitent. C’est selon lui la clé de leur liberté. Ils pourront partir où ils veulent, car ils savent qu’ils auront toujours un endroit où revenir, des racines. Ce ne sont donc pas uniquement les siennes qu’il a cherchées ici.
Le paysage se devait d’être méditerranéen, car c’est celui qui lui rappelle son enfance et le choix du vin était une évidence. Même s’il ne nie pas le plaisir de l’ivresse, c’est une boisson spirituelle, mystique, objet de tous les fantasmes.
Le paysage se devait d’être méditerranéen, car c’est celui qui lui rappelle son enfance et le choix du vin était une évidence. Même s’il ne nie pas le plaisir de l’ivresse, c’est une boisson spirituelle, mystique, objet de tous les fantasmes. Cette boisson le passionne et plus il m’en parle, plus ses bras s’animent, s’agitent… Il évoque les séries américaines où l’on voit toujours quelqu’un avec un grand verre de vin à la main, il me cite la parabole du figuier stérile et m’explique que les Romains cultivaient déjà la vigne ici, sur ces mêmes terres. Dans les conversations avec Jean-Christophe Comor, les digressions sont reines.
Quand je lui demande, pourquoi le vin nature, il me répond que ce n’est pas un souci écologique qui l’a mené à faire ce choix, même si cela s’est imposé par la force des choses. Il s’est tout simplement rendu compte que c’est le vin qu’il aime. Il me confie d’ailleurs avoir une cave pleine de vins « conventionnels » achetés il y a longtemps qu’il devrait revendre. « Dès que j’en ouvre une, je m’emmerde ! » Pour lui, un vigneron travaille au service de la terre pour que le vin puisse exprimer son identité. Il mène la danse certes, mais laisse à la vigne une certaine liberté pour que cette danse soit belle. Léa nous arrête là. Il est temps d’aller rejoindre le bastidon où un barbecue est en préparation.
Le déjeuner commence selon un cérémonial établi par le maître des lieux qui choisit les places de chacun à table. Laurine qui travaille ici toute l’année sera à sa droite et moi à sa gauche. Il se charge également de l’ambiance musicale, en quête de la chanson qui symbolisera les vendanges de cette année. On perçoit l’indécision à la durée d’écoute de certains titres dont on entendra uniquement l’introduction. C’est agaçant, mais il ne nous laisse pas le choix.
Comme lors de ma précédente visite, l’ambiance est bon enfant et les bouteilles défilent aussi vite que les avis fusent sur leur contenu. Ces déjeuners semblent d’une grande importance ici. C’est le luxe que s’offre Jean-Christophe Comor pour que les vendanges soient également synonymes de transmission. Lorsqu’il a investi le domaine, il travaillait seul et l’on voit bien qu’aujourd’hui, il savoure ces moments de partage. Il est d’ailleurs très fier que certains vendangeurs passés par ici soient eux aussi devenus vignerons.
Ce midi-là, le temps défile comme lors d’un déjeuner en famille un dimanche. Le mistral souffle et les ombres de la vigne qui couvre la pergola dansent sur la table. Difficile d’imaginer que la journée de travail n’est pas terminée et les vendangeurs semblent plutôt contents du retard pris sur la préparation du dessert. Pourtant, lorsque Gigi l’amoroso résonne dans les enceintes, tout le monde se lève et le travail reprend comme si cette trêve n’avait pas eu lieu.
Je suis Jean-Christophe qui se dirige vers la cave. Il m’explique que ce travail lui a appris l’humilité, que le vigneron appartient à sa terre, ce n’est pas l’inverse. C’est dur et aliénant, mais paradoxalement la terre oblige à la persévérance, c’est une source inépuisable d’espérance. Les saisons, les années passent et avec elles, l’espoir renaît à chaque fois. La persévérance, c’est d’ailleurs le nom du chemin qui mène au domaine. La fatalité n’a pas sa place ici.
Comme lors de nos précédentes conversations, le sujet ne cesse de dériver. Entre quelques phrases sur Napoléon, sur cette parcelle qu’il faut vendanger rapidement ou encore sur son ami Jean-Louis, il me parle souvent de son épouse, Sophie, de son soutien sans faille. Elle ne travaille pas au domaine, mais sans elle, il n’aurait pu accomplir tout cela. Puis, il me confie son envie d’une « troisième vie ». Après s’être ancré dans une terre pour avoir des racines et en donner à ses enfants, après avoir travaillé cette terre pour créer du vin, Jean-Christophe souhaite maintenant se tourner vers l’avenir en allant plus loin dans sa volonté de transmission. Son nouveau projet est, en effet, de fonder ici des espaces de création pour accueillir des résidences d’artistes, mais également une bibliothèque.
En les regardant, je me dis que oui, c’est bien la terre à leurs pieds, la nature environnante, les fluctuations du temps cette année-là qui déterminent ce que sera le vin naturel de ce vignoble, mais ce n’est pas si simple.
Notre conversation est une nouvelle fois coupée. C’est Jonas qui l’appelle. Les vendanges de l’après-midi sont terminées et le vigneron doit le rejoindre pour récupérer les grappes. Sans attendre, nous nous disons au revoir et il part au volant de son tracteur.
Autour de moi, tout est calme, le mistral est tombé et la lumière décline sur les vignes. En les regardant, je me dis que oui, c’est bien la terre à leurs pieds, la nature environnante, les fluctuations du temps cette année-là qui déterminent ce que sera le vin naturel de ce vignoble, mais ce n’est pas si simple. Ce sont les choix d’une personne, son travail et celui de ceux qui l’assistent qui permettent de créer le vin. Et puis, même si je n’ai vu qu’un petit échantillon de ce qu’il se passe ici, j’ai également la conviction que l’histoire de ces terres, celle du vigneron et de chaque personne avec qui il travaille ont une incidence aussi. Ce n’est qu’un ressenti et cela n’a aucune portée scientifique, mais si je ne voyais pas les choses comme cela, le vin n’aurait pas la même saveur pour moi.
La prochaine fois que je boirai une gorgée du vin de Jean-Christophe Comor, je ne tenterai toujours pas d’analyser, mais je me souviendrai des moments passés ici, des blagues, des digressions et de la musique lors des déjeuners des vendanges, c’est certain.