Très présent dans la littérature et au cinéma, le banquet alimente bien des fantasmes. En son temps, Dali, organisait des dîners mondains restés dans la légende. Avec son épouse, il offrait à leurs convives des tables recouvertes de mets exubérants parmi lesquels une « montagne d’écrevisses sanguinolentes », des sorbets au vieux champagne ou des pièces de bœuf géantes. De véritables œuvres d’art dont il a retranscrit les recettes dans l’ouvrage Les Dîners de Gala, paru en 1971 et récemment réédité chez Taschen. Et puis, au fil du temps, le banquet assuré par des traiteurs a été taxé de ringard. Amuse-gueules mollassons, verrines à outrance et pièce montée kitsch semblaient laisser place à une certaine uniformisation des repas de fêtes.
Au milieu des années 2010, portée par l’ère du beau et du mieux-manger, la profession a pourtant réussi à se réinventer. Instagram pousse les cuisiniers à viser le meilleur afin de gagner des abonnés. Et si les traiteurs sont de plus en plus demandés, c’est sans doute parce que les clients souhaitent une ultra- personnalisation de leurs événements. Une expérience qui dépasse le simple dîner assis. Sollicitées par le monde du luxe, de plus en plus de cheffes fatiguées du machisme des brigades, de scénographes et d’artistes de tout bord ont fait le pari d’installations aussi spectaculaires que délicieuses lors de défilés ou de dîners privés.
Ériger la nourriture en totem
En France, Alix Lacloche a été l’une des premières à s’engager dans cette voie dès 2012. Née à Paris dans une famille de fines gueules, la jeune Franco-Américaine apprend à cuisiner après le bac. Elle enchaîne les grandes maisons et se forme à l’Institut Vatel. Il lui manque quelque chose : « J’avais besoin d’un rapport intellectuel à la bouffe » se souvient-elle. Elle décroche un stage à l’Académie américaine de Rome, où la cheffe Alice Waters, papesse californienne du mouvement slow food, encadre un projet au sein de l’Académie et régale les résidents de spécialités de saison. Alix Lacloche y passe les trois mois les plus beaux de sa vie : « Je pouvais enfin allier bouffe et culture. » À l’issue du stage, elle suit la cheffe à San Francisco puis travaille pour Amaryll Schwertner au Boulettes Larder. De retour à Paris, la cuisinière trouve sa place chez Verjus avant de collaborer avec Daniel Casanova (La Tête dans les Olives).
Il y a huit ans, bouillonnant d’idées et par soif d’indépendance, la cuisinière devient traiteure. Son but? « Faire saliver les gens ». Pour la manufacture de bougies Cire Trudon, Alix imagine par exemple une montagne de pommes de terres. Les dîners qu’elle organise marient plats simples – comme les galettes indiennes appelées papadoums – et des pièces plus recherchées et sculpturales. Son sens inné de la mise en scène lui permet de décrocher de plus en plus de contrats, notamment pour Chanel, Isabelle Marant, Louis Vuitton et Colette. En 2019, l’agence d’événementiel Petit Ami lui demande un coup de main sur la scénographie du défilé Jacquemus qui prend la forme d’un petit-déjeuner français. « Ils avaient besoin de vaisselle et j’adore chiner. Il fallait imaginer une nature morte en lien avec le sud de la France. J’ai cherché de la poterie et comme la composition d’un petit-déjeuner est assez simple, j’y ai ajouté un fromage géant. » Sur la longue table de ferme trônent ce jour-là, du chocolat chaud fumant, d’épaisses tranches de pain du Petit Grain (Paris, 20e) et une flopée de croissants au beurre. En pleine fashion week, ce défilé d’un genre nouveau crée l’événement : Alix propose aux invités une expérience et visuelle mémorable. La jeune femme a un style bien à elle : « J’aime ce qui est industriel comme la vaisselle en inox qu’on trouve pour trois fois rien dans les supermarchés indiens. Je mêle ça à des objets artisanaux achetés sur Le Bon Coin.
Je crée souvent des totems sur mes tables pour mettre du radicchio ou du gingembre confit par exemple. J’aime l’accumulation de fruits de saison, de fleurs, comme à la table d’un roi.
Alix Lacloche
Se donner corps et âme
Charlotte Sitbon, fondatrice de Balbosté, a marché dans le sillage d’Alix Lacloche quelques années plus tard. Issue d’une famille de joailliers, Charlotte a des souvenirs de belles tablées chez ses grands-mères. « Chez Mamie Esther, je pouvais débarquer à 14h en sachant qu’il y aurait toujours sur la table une shakshuka ou un plat de Chabbat. C’était très humble et généreux. » Cette attache aux grands repas marqueront plus tard son travail de traiteure. Mais avant d’embrasser cette carrière, Charlotte étudie la communication visuelle à l’Académie Charpentier. Pendant son temps libre, elle développe une addiction aux rouleaux de printemps : « On m’appelait Madame Rouleau, je faisais même des soirées à thèmes. » Diplômée, Charlotte occupe des postes de directrice artistique à Montréal avant de rentrer à Paris puis de tout plaquer pour lancer Balbosté en 2016. Si elle a choisi ce nom, c’est parce qu’en yiddish, «baleboste» signifie «femme forte», à l’image d’une mère qui rassemble.
Devenue traiteure, Charlotte fait des rouleaux de printemps sa marque de fabrique et lance un compte Instagram. Pendant un an, elle vogue solo avant de chercher une partenaire pour développer la carte. Elle rencontre Sayaka Kaneko, cuisinière d’origine japonaise sur Instagram, l’entente est immédiate. « Sayaka m’a donné un second souffle alors que j’envisageais de tout arrêter. On a échangé nos ADN : elle s’y connait vraiment en fermentation, en végétal, j’ai apporté le côté graphique. » Rapidement, elles sont engagées comme traiteures par Tara Jarmon, La Mer et Chanel. Outre les rouleaux de saison, le duo prépare des blinis trois couleurs, des cristaux comestibles aux huiles essentielles et des mochis pâtissiers qui rencontrent un franc succès.
Mais derrière nos créations raffinées, il y a une montagne d’efforts. Au début, on portait des kilos de vaisselle, même pendant ma grossesse. En faisant le service nous-même, on a réalisé à quel point ce métier n’était pas valorisé, particulièrement dans le monde du luxe.
Charlotte Sitbon
Aujourd’hui, on a des gros bras qui nous aident et on est reconnaissantes. » À l’automne dernier, Balbosté a conçu un banquet pour le lancement de la collection Maison Matisse. « Pour évoquer les coupes de fruits chères au peintre, on a créé des baos salés en trompe-l’œil, à base de colorants naturels comme une réduction de carotte pour imiter une orange avec une feuille de curry. » Les coupes, elles, ont été fabriquées par la céramiste Lorette Brol.
Dès que possible, Charlotte et Sayaka aiment collaborer lors des événements.
Régaler les invités
Julia Tatem ne pensait pas non plus devenir un jour traiteure. Diplômée de l’école de la Chambre Syndicale de la Couture Parisienne, elle travaille comme styliste photo après ses études tout en occupant des postes dans la restauration pour arrondir les fins de mois. En 2018, Arnaud Lacombe, l’un des fondateurs du groupe Savoir Vivre notamment à la tête des restaurants Vivant et Déviant, cherche un traiteur pour les privatisations du club Hôtel Bourbon, rue des Petites-Écuries (Paris,10e). « Je me suis aperçue que le métier conjuguait les compétences que j’avais acquises et j’ai monté ma société. » Elle devient rapidement traiteure indépendante dans l’événementiel et apprécie l’exercice du banquet parce qu’il implique de la scénographie autour d’un thème donné et une conception esthétique des plats. « J’aime travailler pour le monde de la mode et j’évite les mariages parce qu’il y a beaucoup d’affect, ce serait périlleux. » Elle collabore ainsi avec Chanel – pour qui elle revisite le kebab avec de la souris d’agneau -, Hermès et Vans. Pour créer des menus, l’ex-styliste fait beaucoup
de recherches iconographiques : « Des minéraux peuvent me donner des idées de taillage pour un dessert. Je suis sensible au volume et à la texture : j’envoie des planches d’inspiration à mes clients.» Parce que le métier implique de penser un événement dans sa globalité, la traiteure détourne des objets. Coquillages et porte-bouteille sont ainsi transformés en support à couverts. À l’heure où l’image est au centre de l’attention, Julia s’est associée à la photographe Roxane Lagache pour capturer ses banquets au flash.
Mordue de pâtes de fruits colorées et de desserts épicés – la ganache glacée chocolat, piment, cardamome est sa spécialité – Julia puise aussi beaucoup de recettes dans le répertoire de sa mère, d’origine kabyle. « J’aime préparer des boulettes de semoule à la menthe et des galettes kesra (des pains de semoule au sumac) : une cuisine familiale et simple. » Autre produit phare de ses banquets : la terrine en gelée, bien plus technique. « J’ai demandé à plusieurs de chefs des tuyaux et je me suis entraînée. La gelée, il faut le refaire plusieurs fois, le temps que ça se tienne, que ce soit bon. » Car, comme Alix Lacloche et Charlotte Sitbon, au-delà de la beauté d’un dîner, Julia Tatem a un seul objectif : régaler les convives.
Se réinventer
Et puis la crise sanitaire a débarqué, bouleversant l’ordre du monde et rendant impossible les grands événements. Nos trois interlocutrices peinent à croire à un retour à la normale avant 2021. Par chance, Charlotte et Sayaka avaient déjà prévu l’ouverture d’une boutique-atelier cet été, au 26 rue de l’Échiquier (Paris,10e) : « On souhaite s’ouvrir au grand public. Sayaka adore transmettre et animera des ateliers sur la fermentation ou les colorants naturels. Notre site Internet permettra aussi de vendre nos produits. » Julia, elle, a cuisiné pour ses voisins pendant le confinement et réfléchit à lancer un e-shop où commander des desserts pour des petites réceptions. Elle espère bientôt pouvoir retravailler sur l’idée de dîners à thème, en duo avec Maud Zilnyk, à la tête d’un cabinet de conseil en développement durable et alimentation. « À partir d’un livre, on prépare un dîner chez des gens. J’aimerais décliner ce principe dans un lieu comme la Folie Barbizon – une résidence d’artistes et maison d’hôtes, ndlr. » En juillet, elle cuisinera d’ailleurs des spécialités végétales dans ce lieu inspirant pendant une retraite de yoga. Confinée, Alix a, quant à elle, eu le réflexe de préparer des bentos pour une quarantaine de sans-abris chaque jour :
« Au début, j’ai envisagé le confinement comme la pause dont j’avais besoin alors que je bossais comme une malade. Et puis ça m’a mené à de nouvelles considérations : comment recommencer à nourrir des gens aisés après ça ? Il faut inventer de nouveaux paradigmes. » La vente à emporter ne l’intéresse pas: elle préfère vivre « comme une souris » quelques mois pour se donner le temps. « Je veux faire des choses de mes mains, je fais des sacs, travaille le bois, les vieux tissus : la création d’objets m’aide, ça me nourrit et peut-être qu’à la rentrée je proposerais un méli-mélo de tout ça, qui sait. » Il y a fort à parier que la créativité de ces trois traiteures renommées leur permettra de négocier ce virage en douceur.