Depuis la vitre de l’hélicoptère, Sarah Marquis devine les terres ocres et brunes du bush australien moucheté de buissons. Nous sommes en 2015 et l’appareil s’apprête à la déposer sur la côte nord-ouest de ce pays qu’elle connaît bien : voilà plus d’une décennie qu’elle le parcourt régulièrement à pied. Comme pour chacune de ses expéditions, l’exploratrice a suivi une préparation de douze mois afin de connaître sur le bout des doigts la faune, la flore et les dangers qui croiseront son chemin. Car si cette terre historique des Aborigènes est aujourd’hui désertée par l’homme, elle est le royaume d’un prédateur tout-puissant : le crocodile salty. «Dans cette région, il y a deux types de crocodiles : ceux d’eau douce, les freshwater, et ceux d’eau salée, les salty, qui peuvent mesurer jusqu’à sept mètres de long », explique Sarah. Ces derniers ont beau être des reptiles marins, ils peuvent s’enfoncer dans les estuaires qui se jettent dans la mer de Timor. Particulièrement friands de touristes imprudents, ils font preuve de patience et d’observation quand il s’agit de les dévorer. Or, l’aventurière de l’extrême doit, pour survivre, longer les cours d’eau qui en sont infestés. La cohabitation s’annonce éprouvante. Elle se souvient : «Une tension s’est installée très vite car ces dangereux reptiles peuvent déployer leurs pattes et s’aventurer sur la terre ferme.»
Face au danger, son ouïe et son odorat se développent, tout son corps se met à percevoir des signes invisibles. Son instinct, une sensation venue des tripes, ne se questionne pas.
Seule, elle marche douze heures par jour avec son matériel sur le dos dans un décor de canyon qui est l’un des endroits les plus escarpés d’Australie. Pour se nourrir, Sarah chasse et cueille des plantes, des racines et des fruits dont elle a appris les propriétés au fil des années. Elle pêche également des poissons, ce qui lui demande une grande agilité vis-à-vis des crocodiles. « Quand on s’approche de l’eau, il faut toujours veiller à être surélevé, en montant sur des rochers ou un promontoire pour ne pas être à hauteur de crocodile. Deux jours seulement après le début de l’expédition, j’ai lancé mon seau dans l’eau à l’aide d’une corde pour attraper un poisson tout en me tenant à distance du danger. Un crocodile a surgi et capturé mon seau. À ce moment-là, je savais que si je voulais survivre je devais montrer qui était la patronne alors je me suis mise à tirer de toutes mes forces sur la corde. Et j’ai gagné ! » Ce premier affrontement – qui en aurait découragé plus d’un – amorce une longue série de rencontres avec les crocodiles.
Parce qu’elle passe le plus clair de son temps dans les grands espaces, Sarah ressent un lien très fort avec la nature. Ainsi, elle partage chaque soir les restes de ses poissons … avec les petits crocodiles d’eau douce. « Ils le savaient et m’attendaient ! J’ai malheureusement dû arrêter après avoir retrouvé un crocodile affamé dans ma tente.» se rappelle-t-elle, amusée. Quelques temps plus tard, son périple l’amène dans des marécages. Elle n’a pas d’autre solution que de traverser ces eaux stagnantes à pied. « Pour savoir si un crocodile se cachait, prêt à jaillir sur moi, j’ai utilisé une technique aborigène. Elle consiste à faire s’entrechoquer deux pierres sous l’eau pour que les éventuels prédateurs silencieux se trahissent. » Par chance, aucun crocodile ne fait surface : la voie est libre.
Les jours passent et la marcheuse aguerrie arrive face à une immense retenue d’eau sous une cascade asséchée. Un bassin cerné de roches rouges accueillera sa tente pour la nuit. « Ce soir-là, je me suis endormie comme une princesse sur mon promontoire. Au milieu de la nuit, j’ai été réveillée par un pressentiment. Avec les années, j’ai appris à toujours écouter mon instinct qui m’a sauvé la peau plus d’une fois. Je suis sortie et j’ai aperçu en contrebas une dizaine de bâtons phosphorescents, comme de gros Stabilo en train de flotter. Ils étaient positionnés en direction de ma tente. Avec ma lampe, je les ai éclairés et j’ai découvert qu’il s’agissait de dix énormes crocodiles salty. Leur dos était couvert de micro-algues bioluminescentes, ils attendaient tranquillement que je tombe du rocher ! »
Alors que son expédition touche à sa fin, Sarah se retrouve face à une dernière rivière infestée de crocodiles qu’elle est obligée de traverser. Prudente, elle passe trois jours à arpenter les environs pour trouver le passage qui présente le moins de risque. Elle finit par tomber sur un estuaire plutôt étroit où flottent une dizaine de crocodiles salty. « Ils étaient là, à se dorer la pilule. Comme je savais que ces reptiles ont besoin du soleil pour recharger leur batterie, j’ai parié sur le fait qu’ils seraient trop paresseux pour m’attaquer. » Dans ces moments-là, son ouïe et son odorat se développent, tout son corps se met à percevoir des signes invisibles. Son instinct, une sensation venue des tripes, ne se questionne pas : il lui dicte de traverser la rivière. Elle prend son courage à deux mains et court le plus vite possible car un crocodile salty peut jaillir en une fraction de seconde et foncer sur elle à 40 kilomètres heure. L’exploratrice atteint enfin l’autre rive : sauvée !
L’aventure s’achève bientôt et avec elle le risque de tous les instants. Vivre entourée de dangers a pourtant permis à Sarah de réaliser que l’humain doit savoir rester à sa place. Pendant ses expéditions, elle fait corps avec la nature et espère, par ses récits de voyage, pousser les hommes à protéger la planète. Elle écrit actuellement un roman initiatique inspiré de ses explorations qui paraîtra cet hiver : pas rancunière, l’auteure pourrait bien y faire allusion aux fameux crocodiles salty.