Fergus Henderson et Trevor Gulliver se mettent à table autour de ce qu’ils appellent l’elevenses. L’encas salvateur qui permet de patienter jusqu’au déjeuner. Fergus recommande un verre de madère et une tranche de cake aux graines de carvi, une recette phare de son second livre écrit avec l’ancien chef pâtissier et boulanger de la maison Justin Gellatby. Si cet ouvrage à remporté un franc succès, c’est bien le premier publié en 1999 qui plaça St. John sur la carte mondiale des chefs, critiques gastronomiques et autres épicuriens. En effet, Nose to Tail Eating a eu un retentissement phénoménal que décrit parfaitement le journaliste et cuisinier américain disparu Anthony Bourdain. Dans la réédition de 2004, il relate en préface l’enthousiasme avec lequel les cuisiniers ont accueilli St. John, mais aussi comment sa doctrine culinaire a pu se déployer au-delà de ses frontières. Bourdain raconte l’attitude presque obsessionnelle qu’avaient les jeunes chefs à l’égard de l’ouvrage, fiers possesseurs de la première édition de 99, souvent tachée de sauce et écornée.
Si Dieu avait voulu des légumes taillés en cubes, il les aurais créés ainsi !
Fergus Henderson
La création d’un mythe
C’est en 1994 qu’un fournisseur d’huile d’olive initie la rencontre entre Fergus Henderson et Trevor Gulliver. À l’époque, Fergus travaille aux côtés de son épouse Margot Henderson au restaurant The French House à Soho. De son côté, Trevor vient de vendre son affaire The Fire Station. On lui propose de reprendre un ancien fumoir situé à Smithfield, un quartier alors jugé excentré et peu attrayant. Les rôles de chacun se définissent naturellement, celui de Trevor penche du côté du vin tandis que Fergus s’installe derrière les fourneaux. Un an avant l’écriture de son livre, ce dernier est diagnostiqué de la maladie de Parkinson. Imperturbable, il demeure en cuisine. Cuisiner l’animal de la tête aux pieds est un principe qui lui vient de sa mère, excellente cuisinière. Ses deux parents étaient architectes, c’est pourquoi Fergus a failli suivre cette voie avant de se raviser: «Je n’ai jamais été en école de cuisine mais j’ai lu quelques livres et j’ai beaucoup observé ma mère qui cuisinait les tripes ou la cervelle… J’ai commencé à cuisiner des plats traditionnels comme la choucroute puis je me suis intéressé aux parties jugées ingrates. Il était autrefois coutume de les consommer en Angleterre, puis ça a changé dès les débuts de l’ère industrielle, une période épouvantable durant laquelle les gens ont commencé à cuisiner n’importe comment. On n’achetait plus de poulet entier mais on optait pour les cuisses ou les filets, » soupire Fergus. Assis à notre table, Jonathan Woolway, qui a été le chef du restaurant Bread and Wine et a travaillé chez St. John pendant plus de 15 ans, ajoute : « Quand Fergus a commencé à cuisiner le foie, la cervelle et les tripes, les gens n’y étaient plus habitués. Il a fallu quelques générations pour que les clients s’y intéressent à nouveau. Pourtant un animal a un cerveau, des pieds, une queue, pourquoi ne pas les manger ? C’est tout le propos
de Nose to tail Eating. » Si le restaurant est parfois considéré comme un lieu de pèlerinage pour carnivores, c’est la même logique et
le même soin qui est apporté aux légumes, généralement cuisinés entiers « Si Dieu avait voulu des légumes taillés en cubes, ils les auraient créés ainsi ! » plaisante Fergus.
St. John alumni
Parmi les chefs qui ont fait leurs gammes dans cette institution, on peut citer James Lowe (Lyle’s, Londres), Tim Siadatan (Trullo, Londres), Edward Delling-Williams (Le Grand Bain, Paris), Shaun Kelly (Le Doyenné, Saint Vrain) ou encore Lee Tiernan (Black Axe Mangal, Londres). Dans le restaurant de Lee Tiernan, les rideaux sont tirés mais impossible de ne pas remarquer son parquet sombre recouvert de sexes roses, une idée empruntée chez Castel à Paris. Lee a commencé à travailler chez St. John en tant que stagiaire, dix ans plus tard il était chef de St. John Bread & Wine. Le chef a débuté la cuisine sur le tard, il a 24 ans lorsqu’il entre en école hôtelière. Il y apprend la rigueur et l’organisation, mais la passion ne se manifeste pas tout de suite :
« C’est en lisant un article d’Anthony Bourdain que j’ai découvert St. John et que j’ai décidé de postuler. J’y suis resté 10 ans, d’une part parce qu’on s’amuse beaucoup, mais aussi parce qu’on a l’opportunité de travailler à plusieurs postes entre la cuisine, la pâtisserie et la boulangerie. Je suis convaincu que les gens postulent pour travailler avec Fergus. Quand on est cuisinier, il y a quelque chose de romantique dans l’envie de travailler à St. John, c’est qu’on adhère à sa philosophie. Fergus m’a appris qu’il n’était pas nécessaire d’être un connard pour travailler en cuisine. Quand on a besoin que quelqu’un fasse quelque chose, on n’a pas besoin de lui hurler dessus. Chez St. John, on ne m’a jamais crié dessus et on ne m’a jamais humilié ; ce n’est malheureusement pas le cas partout. Je viens de passer un peu de temps aux États-Unis, tout le monde me demandait comment c’était de travailler avec Fergus… Généralement je réponds que c’est
un salaud (rires) ! »
Beaucoup de clients nous réclament le plat favori d’Anthony Bourdain, qui a répété dans plusieurs interviews que nos os à moelle seraient la dernière chose qu’il aimerait manger si on le court-circuitait. On les sert avec du gros sel, des tartines de pain grillé et une salade de persil et d’oignons bien vinaigrée.
Fergus Henderson
British food revival
Lorsqu’il vient à St. John, Lee commande toujours une pinte de Guinness et un Welsh Rarebit, son plat favori qu’il refuse de partager. « Il y a un peu d’interaction avec ce plat, chacun a sa technique. Tu te retrouves face à une tranche de pain recouverte de fromage fondu qu’il faut arroser de sauce Worcester. » Trevor Gulliver n’est pas en reste lorsqu’on aborde le sujet de la sacro- sainte tartine : « Dans la cuisine britannique et surtout dans les villes de Londres et Edimbourg, il est coutume de servir un dernier plat salé juste avant le fromage et le dessert. Il faut dire qu’on mangeait nettement plus à l’époque. » La méthode de Trevor consiste à quadriller le Welsh Rarebit à la pointe d’un couteau, en creusant des sillons qui accueilleront la sauce dispersée uniformément.
Lorsqu’on passe commande, la table prend très vite des allures de banquet. Radis-beurre et pot de crème d’anchois, tartine de foie de canard et cornichons, pâté de campagne et salade d’endives, sandwich de cervelle d’agneau, salade de chou et sauce gribiche… « C’est comme croquer dans quelque chose de croustillant qui se transforme en nuage, » décrit Fergus. Certains plats sont à la carte depuis l’ouverture. « Surtout pour ne pas créer d’émeute… Il y a des gens qui fantasment durant des années sur St. John, c’est difficile de les satisfaire. Beaucoup de clients nous réclament le plat favori d’Anthony Bourdain, qui a répété dans plusieurs interviews que nos os à moelle seraient la dernière chose qu’il aimerait manger si on le court-circuitait. On les sert avec du gros sel, des tartines de pain grillé et une salade de persil et d’oignons bien vinaigrée. »
Avec tout ce tapage, il arrive que certains déambulent chez St. John comme on visite Buckingham Palace : « Parfois des touristes entrent, prennent des photos et repartent. St. John est un restaurant, pas un musée. J’ai l’impression qu’aujourd’hui les gens sont obsédés par l’image et les concepts. Des centaines de restaurants se créent chaque année en misant sur une tendance. Ce que nous n’avons jamais fait. St. John n’est pas un concept, c’est un restaurant. Notre seule et unique volonté est de faire une bonne cuisine et de donner envie aux gens de revenir. Si tu me demandes ce qui rend St. John si spécial aux yeux de nos clients, je dirais que c’est Fergus et la cuisine que nous servons chaque jour avec le même enthousiasme et le même appétit. Nous ne prêtons pas attention aux modes. Il n’y a pas de musique dans nos restaurants, je trouve qu’elle déconcentre les clients et les empêche de discuter entre eux. Nous servons du vin nature depuis plus de 20 ans, sans le crier sur tous les toits. Ce qui fait le succès de St. John, c’est sa constance. On essaye de changer les choses avec patience… Dans dix ans ce sera encore mieux. Les jeunes d’aujourd’hui seront de meilleurs chefs. Ils paieront leurs producteurs à un prix juste. Ils auront des entreprises plus vertueuses et c’est comme ça qu’ils changeront le monde, » conclut Trevor. •
St. John Smithfield, 26 St. John Street, Londres
St. John Marylebone, 98 Marylebone Lane, Londres St. John Bread & Wine, 94-96 Commercial Street, Londres