L’art et la cuisine comme modes d'expression

Ruinart joue les traits d’union entre le domaine artistique et celui de la gastronomie en invitant chaque année un chef et un artiste à s’associer autour d’un thème. En 2020, la marque accueille l’artiste anglais David Shrigley et le chef cuisinier Alexandre Gauthier autour de Unconventional Bubbles. Nous sommes parties à la rencontre de chef pour parler de la gastronomie et du monde de l’art.

En route vers le Nord de la France pour une escale à La Madelaine-sur-Montreuil. Depuis notre première visite, c’est comme si La Grenouillère n’avait pas pris une ride. On retrouve ses sentiers étroits, la rivière
qui longe la maison et la salle de l’auberge décorée de grenouilles, vestige d’une autre époque. On redécouvre Alexandre et son insatiabilité. Un nouveau projet l’occupe chaque année, que ce soit un lieu, un livre ou tout autre projet à visée artistique. L’important, c’est de s’amuser.

Puis il y a le quotidien, la vie de la maison-mère avec ses clients (qui deviennent des habitués une fois sur trois -ndlr), les hommes qui pêchent la truite à la lisière du bois, la routine et l’exigence des cuisines : « Je trouve que ce métier se vit comme une carrière de grand sportif. L’important c’est de durer, c’est essentiel. Il faut être tout le temps en mouvement et prendre de la hauteur. Ce qui est certain c’est que si on devient esclave de son quotidien, plus rien n’a de sens et il faut s’arrêter : en tout cas moi je sais que j’arrêterai à ce moment là. »

Autrefois, les assiettes du chef nous avaient surpris par leurs volumes et leurs dressages architecturaux : « On imagine désormais des plats qu’on
déguste en 4 bouchées, on fragmente les assiettes, d’autres fois on les décline. Nous avons sorti un second livre et en prenant les deux ouvrages à la file, on se rend compte qu’il n’y a pas de rupture. C’est le parcours d’une vie sans tête-à-queue. Les plats «marqueurs » qui ont fait notre réputation sont parfois évincés de la carte au profit d’une nouvelle interprétation de la région, et chaque suppléant doit contenir autant d’émotion, d’implication, de douceur ou de puissance. Ce qui a changé, c’est qu’on impose un menu unique, il n’y a plus de petit menu : on oriente les gens vers une destination et on ne veut laisser personne sur le chemin. C’est comme si dans une symphonie tu retirais un morceau qui pourtant confère du sens et de la consistance à l’entièreté. Sur cette même métaphore, je me plais à imaginer des dissonances et des ruptures dans le menu comme je l’ai toujours fait. »

Quand l’art nourrit le cuisinier

« Je trouve qu’on partage énormément de traits communs avec l’art du spectacle car à chaque représentation, on est nu et si on n’est pas dedans, les gens ne reviennent pas, inutile de leur dire que la veille c’était super. » L’art tient d’ailleurs une place capitale dans la vie du chef. Il nourrit Alexandre dans sa vie personnelle et professionnelle : « J’ai un respect immodéré pour les artistes qui défrichent, les précurseurs et ceux qui osent malgré la crainte d’être incompris. Mieux vaut passer sa vie à être incompris plutôt qu’à se justifier. J’aime faire entrer des formes d’art ici, à La Grenouillère et bien évidemment j’aime y assister à l’extérieur quand je le peux. J’adore Gustav Mahler qui a su composer des symphonies d’une force incroyable à un jeune âge. Ce qu’il y a de particulier, c’est son jeu autour des dissonances. Durant un concert auquel j’ai pu assister à Lille, le jeune chef d’orchestre Alexandre Bloch a placé deux larges plaques de métal à l’étage que venaient frapper les percussionnistes durant le concert. Ça ne fait jamais une note mais un son qui électrise le public et mène à la réflexion. Imaginez il y a 120 ans, c’était d’une modernité sans nom ! Une dissonance n’est pas forcément une erreur, c’est un son qui fait partie du morceau, de l’ensemble et qui pourtant n’existe pas. Je parle beaucoup de musique mais j’ai le même engouement pour l’art contemporain. »


En effet, Alexandre est un peu collectionneur, il aime l’art qui s’engage
mais pas nécessairement le poing levé. Il aime l’art vivant de ceux qui créent à contre-courant. Ce qu’il déteste, c’est la provocation gratuite, le calcul et le marketing, c’est la force et l’honnêteté d’une œuvre qui le touche : « Je suis sans doute un émotif et quand je suis ému je perds pied. Cela peut être une force qui va me cueillir ; je ne dirais pas sa beauté car c’est subjectif. Ce qui a du charme et ce qui me séduit n’est pas forcément de l’ordre de la beauté. Une œuvre a-t-elle pour seule vocation de plaire et d’être belle ? C’est l’énergie qui m’est renvoyée et sa force qui m’interpelle. Cette puissance que l’on peut ressentir en regardant une oeuvre. »

Une rencontre orchestrée par Ruinart

Ruinart a instauré un dialogue avec le chef et l’artiste britannique David Shrigley qui justement est du genre à oser, à dénoncer et à dessiner des vérités. Son art s’exprime à rebrousse-poils en assénant des messages
forts. Alexandre de son côté en fait la retranscription tout en offrant sa propre lecture de ce qui s’éloigne des conventions. Pour la première fois, Ruinart a accepté d’ouvrir ses crayères sur demande du chef pour un premier dîner Unconventional bubbles qui introduisait cette nouvelle collaboration.

Alexandre avait déjà rencontré David Shrigley qui s’était rendu à la Grenouillère à l’automne : « Il est arrivé vers 22h, il a vu une vieille ferme de loin, le temps était pluvieux, il a dû se demander ce qu’il faisait là. On lui a fait un grignotage qu’il a pu déguster au coin du feu. Le lendemain, quand il a vu l’équipe s’affairer en cuisine, il a compris qu’il résidait ici une singularité. David est un homme qui a beaucoup d’humour et de flegme, un côté un peu anglais qui fait qu’il ne s’exprime pas forcément par des mots mais des regards, une gestuelle. Je connaissais ses œuvres mais je ne connaissais pas l’homme et je pense qu’on se reverra, même après cette collaboration. » Depuis quelques années, on se demande si la cuisine peut être élevée au rang d’art. Les chefs redoublant de créativité en imaginant des textures, des formes, des couleurs et des associations de haute volée, on serait bien évidemment tenté de répondre oui, bien que cette forme éphémère sert avant tout un besoin. « Je ne sais pas si c’est un art et ce serait prétentieux de la part d’un chef de l’affirmer. Ce que je peux dire sans sourciller c’est que c’est un mode d’expression très fort qui traduit une personnalité, une équipe, un territoire. Ici nous faisons une photographie de l’instant présent amené avec nos humeurs et nos envies. Un repas c’est fragile, c’est un instant et ce qu’il nous en reste c’est juste un souvenir. »

Sublimer le territoire

Alexandre quitte rarement sa cuisine, il faut être présent chaque jour, et répéter les mêmes gestes inlassablement tout en s’interrogeant sur la maison : comment lui permettre d’avancer et comment surprendre ? Il y a peu de distance entre son travail et sa vie personnelle : « Je ne scinde pas ces deux mondes, la frontière a toujours été poreuse et c’est bien en cela que réside la difficulté d’un chef à atteindre une stabilité, dans sa vie affective. La Grenouillère a beau tout me prendre, elle me donne tout en échange et ce depuis 18 saisons. Pour perdurer, je me dis parfois que le mieux serait presque d’être un éternel insatisfait. » Les projets se succèdent et l’ennui ne guette jamais le chef qui s’applique à faire rayonner son territoire. D’ailleurs, le dénominateur commun de chaque nouvelle aventure, c’est la Côte d’Opale et le Montreuillois.

Alexandre reste très attaché à ses racines et à ses producteurs historiques. Il en a aussi accueillis de nouveaux, plus jeunes, et ce sont ces rencontres qui sont racontées tout au long du repas : « Je raconte l’instant, actuellement c’est une saison, un retour au travail pour les maraîchers, les pêcheurs, mon équipe… Ce qui est capital pour moi, c’est de travailler avec des gens que j’aime, nous passons pour certains 15 heures par jour ensemble, certains sont là depuis 18 ans. Quand l’un ou l’autre ne va pas bien, on le sent tout de suite. Ensemble nous créons et j’ai la chance d’avoir les rênes de ce bolide que j’ai envie d’emmener très loin. La cuisine c’est carré, c’est organisé, c’est mis en place. Il nous incombe de vous emmener et de pousser cette maîtrise pour vous faire vivre des émotions afin de graver une marque dans votre mémoire. »

Journaliste
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Déborah Pham
Co-fondatrice de Mint et du restaurant parisien Maison Maison. Quand elle n’est pas en vadrouille, elle aime s’attabler dans ses restos préférés pour des repas interminables arrosés de vins natures. Déborah travaille actuellement sur différents projets éditoriaux et projette de consacrer ses vieux jours à la confection de fromage de chèvre à la montagne.
Photographe
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Léa Boeglin
Léa a grandi en Provence. Elle aime la simplicité, la spontanéité et l'authenticité. Son univers est teinté d'intime, de poésie et de douceur.

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