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Quel était votre plus gros défi dans ce projet de livre ?
On s’attaquait quand même à une montagne !
Le récit oral s’éloigne de ce qu’on trouve habituellement dans l’édition culinaire. Souvent ce sont des livres sur les chefs ou des livres de recettes. Les gens disent que c’est un OVNI mais je dirais que c’est un OVNI à la hauteur du Château.
Attention, t’as dit deux fois OVNI.
Stéphane n’en peut plus : à chaque fois qu’il sort un livre, on lui dit que c’est un OVNI. Faut prendre ça comme un compliment, car pour beaucoup le bouquin est inclassable.
Comment vous êtes-vous rencontrés ?
Avec Entorse, on préparait un magazine sur le basket et j’ai repéré François, qui était journaliste sportif dans Télérama. On a vite compris qu’on avait des centres d’intérêt en commun… Je ne parlerais pas de coup de foudre parce qu’il y a du monde, mais on n’en est pas loin. On a commencé à parler de nos restos préférés et j’étais étonné que le Château ne fasse pas partie de sa liste… Il me disait qu’il l’avait connu à l’ouverture, mais qu’il n’y allait plus. Résultat on est parti au Dauphin, … et on a bu des gintos toute la soirée.
J’ai mis trois jours à m’en remettre. Il me semblait que le Château avait changé, je m’en sentais presque dépossédé mais je gardais son souvenir comme un talisman. J’y suis retourné et même si la vibe n’était plus la même, j’ai repris une claque. Tout ça, c’était bien avant d’avoir l’idée d’en faire un bouquin.
Racontez-moi votre découverte du Châteaubriand !
C’était grâce à ma compagne qui avait lu le portrait d’Iñaki en 4è de Libé. Fin 2006, on parlait déjà de lui comme d’un chef au parcours singulier. À l’époque, j’écrivais sur la musique et le sport. Ma culture bouffe, c’est l’auberge où m’emmènent mes parents le dimanche, les plats en sauce à la maison et les restaurants gastronomiques où je ne vais pas. La première fois que je viens au Château, je me prends une mandale. Ce resto a changé ma vie car je ne me serais pas intéressé à ce secteur sans lui. Des années plus tard, j’ai découvert qu’Iñaki était un ancien skateur, chanteur de punk hardcore… Je me suis dit que ça aurait pu être un pote. Chez lui, on croisait Dj Mehdi, Romain Duris… Les assiettes qui se succèdaient comportaient peu d’ingrédients, y avait un côté radical que je ne comprenais pas mais que je trouvais beau.
Pour moi c’était par hasard, fin 2009. Je vivais à Londres et je venais de rentrer à Paris. Depuis l’extérieur je voyais Catouille et j’ai été comme happé par l’ambiance ; Laurent Cabut m’a servi un verre en me parlant de vin naturel et je ne comprenais rien. C’était assez violent. L’ouverture du Dauphin m’a rendu le lieu plus accessible, car on pouvait venir au comptoir du Château pour prendre un verre avant d’aller dîner à côté.
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Comment vous vient l’idée d’en faire un livre ?
Je suis éditeur et je ne comprenais pas qu’il n’y en ait pas. Au commencement, j’en ai parlé à Hugo Hivernat (co-fondateur de Fulgurances, ndlr) qui m’a répondu « Prend un ticket, il voudra jamais ». D’ailleurs, son associé Laurent nous a dit d’oublier dès le départ.
Je me souviens qu’Iñaki ne nous répondait pas. Il venait de quitter Paris pour s’installer au Pays Basque. On a envisagé de raconter l’histoire sans lui, mais Bertrand Grébaut (le chef du restaurant Septime, ndlr) nous a dit que c’était impossible. Mais il faut imaginer les mois de tractations qu’il nous a fallu avant de l’avoir au bout du fil. Ce qui l’a rassuré, c’est qu’il s’agissait d’un livre sur le resto, et non sur son chef. Au cours des dernières années, il avait reçu des propositions de dizaines de maisons d’édition. Il a toujours refusé.
Justement, comment vous est venue cette forme du récit ? Ici de grands noms de la cuisine prennent la parole à l’instar de Raquel Carena (cheffe du Baratin à Paris), Petter Nilsson (autrefois chef de La Gazzetta à Paris et désormais chef de Petri, à Stokholm), Andrea Petrini (journaliste gastronomique et fondateur de Gelinaz!), René Redzepi (chef du restaurant Noma) ou encore François Simon (critique gastronomique)…
On l’avait en tête dès le départ, car on ne voulait pas raconter le Château, on voulait que les gens le racontent. Il fallait parler de tout le monde. Par moments, Iñaki disparaissait complètement et on n’avait plus de nouvelles pendant des mois.
Comme le dit très bien le chef Giovanni Passerini : c’est une star malgré lui. Pour capter le personnage, il fallait comprendre qui il était avant. Sa compagne Delphine Zampetti a été d’une aide précieuse, notamment en nous présentant sa bande de potes des beaux arts à Bordeaux.
Au départ on avait une shortlist de 20 personnes et la liste s’est étoffée au fur et à mesure des rencontres. On a appris sur le tas que Jonathan Cohen avait fait le service, que Philippe Katerine avait dessiné les menus…
Vous avez opté pour un objet qui rappelle un livre de la Pléiade, pourquoi ce choix ?
On a fait confiance au studio Helmo avec qui on a déjà collaboré sur le livre Bonnes Vacances. Ils ont créé l’objet à partir du brief : le Châteaubriand, c’était partir d’un bistrot classique pour faire du moderne. On a gardé ce principe.
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Qui est le personnage en couverture du livre ?
Un bonhomme qu’Helmo a déterré d’une vieille campagne de pub américaine pour une compagnie d’électricité. Le cofondateur Thomas Couderc y a vu un personnage qui représentait bien les illuminés du Château. Ceux qui avaient mis les doigts dans la prise !
Vous vous sentez d’attaque pour un nouveau bouquin ? J’imagine que vous devez encore en avoir sous la pédale avec tous les entretiens réalisés pendant trois ans…
C’est clair qu’on aurait de la matière, on a même pensé à le sortir en deux tomes. Mais je pense pas. Il nous faut un peu de temps ; comme tu as pu le remarquer on est crevés !
Je pense pas qu’il y en aura d’autre, c’est un mic drop. Ce livre c’est trois ans de nos vies avec des montées de ouf et des descentes du même acabit. Je me souviens qu’à la fin, on s’est retrouvé avec le pdf final. On voulait faire la fête mais on n’y arrivait pas, on a bu un vieux gintos et on est rentré chez nous. On va faire un break. C’est le restaurant le plus important de notre génération et je ne sais pas ce qu’il y aura après.
Vous savez ce qu’en ont pensé Iñaki, Fred, Laurent, Franck et les autres ?
Iñaki et Fred étaient les premiers à voir le livre, je crois qu’ils se sont retrouvés dans l’objet. Iñaki tournait les pages sans dire un mot. Il nous a jamais félicités d’ailleurs. Fred est d’un naturel très jovial, tu peux facilement lire ses expressions alors qu’Iñaki c’est pas la même grille de lecture. Lolo s’est assis et l’a feuilleté, on a même une photo de lui.
Le livre a beau compiler des histoires incroyables, il charrie aussi beaucoup de souvenirs et de nostalgie. Et arrive à un moment charnière dans l’histoire du Château…
Il ressasse sans doute beaucoup de choses. Paul Boudier, le chef du Maquis, nous a dit qu’il ne pouvait pas l’ouvrir.
On a vécu de grandes séquences de chialade. Je pense aux 3 heures d’entretien avec Catouille (aka Sébastien Chatillon, un ancien serveur et sommelier du Chateaubriand, désormais vigneron, ndlr). Ce sont des moments exceptionnels. L’entretien avec Fred Peneau, c’est des heures de grand huit émotionnel. Celui avec David Loyola… Puis Franck Audoux qui nous fumait à la gueule pour finalement nous parler de la journée où Iñaki a ramené toute l’équipe en Espagne chez El Bulli (le célèbre restaurant de Ferrán Adrià, ndlr), alors qu’on était sur le pas de la porte ! C’était le plus beau moment de leur vie. El Bulli c’était à l’époque deux ans d’attente pour obtenir une réservation ; cette journée, c’est quans même le team building le plus dingue de l’histoire.
→ Le Château a été édité à 2000 exemplaires, on peut l’acheter en ligne sur le site Entorse pour 55€, ou en librairie. La direction artistique a été menée par le studio Helmo et les photos sont signées Benjamin Malapris.