Les kanelbullars comme fil d’Ariane

Isabelle Almasy avance au pas de course dans les rues en poussant un berceau ancien qui lui permet de transporter plusieurs fournées de kanelbullars. Sur le chemin, elle salue les passants qui la reconnaissent. À Marseille, dans les meilleures boutiques de la ville, ces brioches à la cannelle d’origine scandinave se vendent comme des petits pains mais pour elle, préparer cette viennoiserie moelleuse lui permet surtout de retracer l’itinéraire d’une histoire familiale fascinante.

Un parfum d’épices dans lequel se mélangent cardamome et cannelle embaume la terrasse de cet appartement du quartier de Notre-Dame du Mont, alors que le soleil se lève à peine. Deux fois par semaine, Isabelle se réveille aux aurores pour préparer ces brioches qu’elle dévorait étant enfant: « Quand je passais mes vacances en Norvège chez mes grands-parents, on prenait le bateau et on naviguait le long du fjord pour nous rendre dans une boulangerie. C’est le seul petit-déjeuner qu’on trouvait en dehors du pain. Les meilleurs que j’ai mangés, c’était dans les Lofoten. » Sur ces îles très au nord, Isabelle est tombée sur une boulangerie qui préparait ses fournées de kanelbullars dans un four à bois, à l’ancienne. À priori, il existe deux méthodes : l’une consiste à badigeonner la pâte de beurre puis à la saupoudrer de cannelle et de sucre. Depuis qu’elle s’est lancée dans la confection de bullars, Isabelle a opté pour la version la plus généreuse et gourmande qui consiste à préparer une ganache avec une quantité de beurre non négligeable. « La Norvège n’est pas un grand producteur de lait et donc de beurre, il était plus commun de trouver la première version et je pense que la seconde n’en est qu’une évolution luxueuse. »

Dans son appartement cohabitent une série de tableaux, de photographies et d’objets dont la patine laisse entendre qu’ils l’accompagnent depuis des années. Au milieu de tout ça, un chat taciturne et Mop (serpillère en anglais) un chien de race puli qui dort paisiblement près du fauteuil de psy, relique de sa vie passée. Isabelle a relevé ses cheveux, elle est vêtue d’un tablier japonais en lin, on est loin de l’environnement aseptisé du laboratoire de cuisine avec lumière néon et chaussures de sécurité, « Mon plaisir c’est de faire ça chez moi, d’être dans mon cadre entourée des objets qui m’ont construite et que j’ai depuis toujours. Je bois mon café, je m’habille comme j’en ai envie, j’écoute de la musique ou France Culture. C’est que dans ce contexte que je pourrais faire ça à long terme. »

Si la décoration semble immuable, la recette en revanche a changé maintes fois depuis qu’elle a démarré son activité: « Parfois je me dis que je fais évoluer cette recette comme un décor d’intérieur. Au départ tu installes les choses un peu comme tu le sens puis deux ans plus tard tu changes et tu te dis tiens, pourquoi je n’y ai pas pensé plus tôt ? »

Outre les bullars, elle confectionne aussi des stollens, une pâtisserie allemande faite de fruits secs et d’épices qu’on mange traditionnellement pendant les fêtes de Noël. Elle explique que ce sont ces deux pâtisseries qui lui ont permis de comprendre ses origines et le mariage de ses parents à l’âge adulte. « Mon père était juif et lorsqu’il est arrivé en France, il a pensé que ce serait plus simple de se dire protestant. Il est né en Austro-Hongrie en 1906, trente ans avant la guerre. Il a beaucoup écrit pour la presse alémanique et était aussi photographe. Sa mère était cantatrice, reconnue pour être une cuisinière exceptionnelle, d’ailleurs elle s’appelait aussi Isabelle. » Son enfance est imprégnée de traditions hongroises du côté de son père et scandinave du côté de sa mère qui était alors sociologue et journaliste. Ayant grandi à Neuilly dans une maison de trois étages, elle se souvient d’un décor et d’une atmosphère extrêmement moderne avec des meubles scandinaves des années 50 qui feraient pâlir d’envie les amateurs de design. « Je ne garde que ce qui se transporte, tout ce que j’ai conservé c’est parce que je l’ai aimé et le reste a été offert, vendu ou mis à la benne… Les objets défilent dans la mémoire de mon fils Vincent depuis quelques années, à son grand regret ! » Tout ce qui lui reste dans son appartement marseillais, ce sont quelques souvenirs dont une paire de tabourets Charlotte Perriand. Les pieds de l’un ont été complètement ravagés par maintes sorties en plein air « Ils sont d’un confort incroyable et j’aimais m’en servir pour jardiner dans les Pyrénées Orientales, leurs pieds s’ancrent bien dans la terre ! »

Comme un fil d’Ariane, la pâtisserie d’Isabelle lui permet aujourd’hui de relier les points d’une union qu’elle a parfois eu du mal à saisir, mais aussi à renouer avec des souvenirs qui par le passé ont été tus. Peut-être par peur d’un côté et par pragmatisme scandinave de l’autre. « J’ai souvent pensé que leurs deux mondes n’étaient pas faits pour se croiser mais il était photographe, elle était journaliste et ils se sont aimés à Paris. Quand ma fille a rencontré son compagnon polonais il y a quelques années, j’ai découvert la babka. Une spécialité d’origine ashkénaze qui ressemblait fortement au bullar, la seule différence étant le façonnage… Tu ne peux pas imaginer le déblocage que ça a été pour moi. C’est là que j’ai compris que ce n’était peut-être pas si fou que mon père et ma mère aient été compatibles et se soient unis malgré leurs différences culturelles. » Durant des années, les bullars avaient pratiquement disparu de sa mémoire, relégués au souvenir de vacances à Bergen en Norvège. Il y a une dizaine d’années dans la ville d’Å, elle tombe sur une boulangerie artisanale qui cuit ses kanelbullars au feu de bois: « À partir de ce moment, je n’ai plus décollé et j’y suis allée tous les jours à l’heure d’ouverture. » En rentrant en France, elle et son fils se mettent en quête de trouver une brioche similaire bien faite dans la capitale et font chou blanc jusqu’à tomber sur Circus, une adresse à St Germain qui a fermé depuis. L’idée de confectionner elle-même cette madeleine de Proust ne lui avait jamais effleuré l’esprit, comme si un plat devait se cantonner à son environnement, comme si le goût n’était pas seulement déterminé par un savoir-faire mais aussi par sa géographie et son souvenir.

« C’est complètement idiot mais parfois tu rattaches les choses à un territoire et pour moi c’était mes vacances en Norvège, c’est en découvrant le travail de Circus que je me suis dit que je pouvais faire la même chose. Ça a été comme une ouverture, une dissociation. » Les premiers essais ne sont pas concluants : la recette est le fruit de recherches sur des sites de boulangerie norvégiens qu’elle reproduisait à la lettre, avec insatisfaction. Isabelle a commencé par régler la question du dosage des épices mais aussi leur qualité, les réglages se sont faits au fil des années jusqu’à la découverte du tangzhong, une méthode japonaise qui confère aux pâtes levées un moelleux sans pareil. Isabelle vient d’enfoncer les sondes de deux thermomètres dans des brioches de chaque côté du four et se plante devant en scrutant le défilement des chiffres: « Ils peuvent ne pas avoir le même poids mais je suis presque obsessionnelle avec la température, je n’ai pas les trente ans d’expérience qui me permettent d’être rodée. La routine et la répétition de ces gestes me rassurent. Je suis quelqu’un qui n’accepte pas le « moins bien », le « moins bon » ou ce qui aurait pu être meilleur. Quand je sens que ma pâte change, je commence à paniquer, l’autre jour je préparais un stollen pour Vincent qui partait faire les vendanges chez des amis et j’ai mis plus de cardamome car je sais qu’il préfère. Quand j’ai senti leur parfum, j’ai trouvé que c’était un peu fort et pendant deux jours j’ai vécu un demi stress parce que j’avais fait quelque chose d’un peu différent, et pendant tout ce temps je me demande quelle va être la conséquence et le verdict! »

Il y a quelque chose en cuisine qui relève du don, mais aussi du sacrifice que cela représente d’obtenir cette infime différence qui fait passer du bon au très bon.

Durant le façonnage, elle est en pilotage automatique. C’est au moment des pesées qu’il ne faut pas moufter : déconcentrée par son petit-fils, il lui est déjà arrivé de se tromper dans les quantités de sucre et de balancer sa pâte à la poubelle. Trouver le bon équilibre pour la pâte a été l’étape la plus capitale, du sourcing du bon mélange de farine à leur dosage et leur temps de levée. Aucun détail n’a été laissé au hasard et ce n’est que depuis un an qu’elle est satisfaite du résultat, tout en ajoutant qu’elle pourrait nous dire la même chose l’année prochaine, sa recette n’a de cesse d’évoluer. « Je mélange une farine de force avec un taux de protéine à 12 grammes et une farine plus classique, en clair ce mélange me permet d’obtenir un résultat ni trop moelleux, ni trop élastique. La pâte lève vingt heures, c’est idéal. Beaucoup mettent le beurre au démarrage mais j’aime le mettre au milieu de ma pâte puis faire une boule que je travaille. Certains diraient que je me fais chier pour rien, mais c’est le moment où je touche ma pâte. » Les gestes sont identiques et pourtant, pas une brioche ne se ressemble, au poids elle ont même une variable de 15 grammes : « Je ne vais pas prétendre qu’il m’est impossible d’être plus précise, mais je pars du principe que ça va avec ma personnalité de ne pas répéter exactement la même chose, le poids des bullars n’est pas une valeur qui m’est capitale… Je suis un robot au moment du façonnage mais je crois qu’aucune usine n’aimerait m’embaucher, je ne reproduis pas vraiment à l’identique ! »
Quand elle ne travaille pas, Isabelle aime recevoir du monde et admet qu’elle a toujours aimé cuisiner, que passer huit heures en cuisine le week-end ne l’a jamais effrayée. Ce qui nous amène à nous interroger, pourquoi sa vie de pâtissière n’aurait pas pu commencer plus tôt ? « J’ai toujours aimé la pâtisserie mais je n’aurais pas pu faire de cookies. Je me rends compte qu’il y a d’autres choses que je sais faire mais que jamais je ne pourrais compenser les contraintes que cela représente, surtout avec le caractère que j’ai. Les deux seules choses que je peux faire doivent avoir du sens pour moi. Je pourrais devenir la reine du palmier demain que je n’aurais pas le moteur nécessaire pour me contraindre à ce que ça représente de discipline et de temps. Il y a quelque chose en cuisine qui relève du don, mais aussi du sacrifice que cela représente d’obtenir cette infime différence qui fait passer du bon au très bon. » Finalement, c’est un cadeau qu’on se fait d’abord à soi en alimentant un souvenir et c’est sans doute comme ça que parfois, quelque chose d’aussi trivial qu’une brioche à la cannelle peut s’échapper de sa fonction nourricière pour créer de l’émotion.

Depuis la publication de notre article, Isabelle a confié sa recette à Pierre Houlès qui propose ses kanelbullars dans sa boulangerie :
-> House of Pain
14 rue Fontange,
13006 Marseille

Journaliste
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Déborah Pham
Co-fondatrice de Mint et du restaurant parisien Maison Maison. Quand elle n’est pas en vadrouille, elle aime s’attabler dans ses restos préférés pour des repas interminables arrosés de vins natures. Déborah travaille actuellement sur différents projets éditoriaux et projette de consacrer ses vieux jours à la confection de fromage de chèvre à la montagne.

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