« Je ne suis qu’un ventre », donc. Je n’aurais sans doute jamais fait ce constat si je n’étais pas tombée, presque par hasard, sur le mot hara.
En japonais, hara signifie « ventre » au sens propre et « cœur, esprit » au sens figuré. La définition s’attache d’abord à l’aspect fonctionnel du ventre, mais on glisse vite, et presque sans s’en rendre compte, dans le symbole. Le hara porte la vie, autant qu’il est associé à la mort, par le harakiri. Bizarrement, c’est une des seules expressions formées à partir de hara qui nous soit parvenue, et dont on connait le geste et l’issue. Ce qu’on sait moins, en revanche, c’est ce que ce geste dit du hara, ce « lieu de sentiments véritables: sincérité, honnêteté, et franchise. Le fond du coeur ». Le harakiri (se couper le ventre), condamnation ultime infligée aux samouraïs, leur permettait, de prouver courage et loyauté envers leur maître en mettant leur cœur à nu. Ce suicide « noble » et interdit aux classes autres que celle des guerriers s’inscrit même dès le XVIIIè siècle dans un rituel très précis.
La noblesse du hara se révèle dans la vie
Mais avant d’en arriver à ces extrémités, la noblesse du «hara » se révèle dans la vie. C’est bien simple : hara caractérise à peu près tous les états que l’être humain traverse et toutes les émotions qu’il ressent. La langue japonaise, qui compte un grand nombre d’expressions formées à partir de ce mot, le prouve bien. J’ai d’ailleurs réalisé que les expressions françaises contenant le mot « cœur », sont, en japonais, formées à partir de hara. Par exemple, on ne dit pas « parler à cœur ouvert », mais « parler à ventre ouvert » (hara o watte hanashi). Et, là où la langue française évoque « le cœur déchiré », la langue japonaise parle d’« avoir le ventre percé » (hara o eguru). Suivant la même logique, le vocabulaire amoureux s’est aussi construit autour du hara, et quelqu’un qui tombe amoureux est « séduit par le ventre » (hara ni horeru). Plus généralement, qu’il s’agisse du rire (on dit « rire du fond du ventre »), des larmes, de la gêne, de l’angoisse, de la richesse et de la pauvreté, de la douleur ou de la joie, il n’est pas un état ou une émotion qui ne passe par hara. Centre vital de l’homme, le ventre représente aussi la volonté, la maîtrise de soi, et le contrôle des émotions, une dimension essentielle de la culture japonaise.
Je ne sais pas pourquoi, mais la culture occidentale n’a jamais considéré le ventre comme autre chose qu’une enveloppe contenant le tube digestif, l’estomac et tout son cortège d’organes aussi importants que peu plaisants. Le ventre n’est pas noble, un point c’est tout. D’ailleurs, on ne pense qu’à le cacher ou à le perdre. Et quand par miracle il fait autre chose qu’être le théâtre de la digestion ou l’incarnation de nos complexes, c’est pour mieux révéler nos bas instincts. Bien sûr, il porte la vie, mais ça n’arrive qu’en troisième position dans la définition du mot, et c’est la seule symbolique qu’on lui attache. Il est relégué, loin derrière la tête, siège des pensées, et le cœur, siège des émotions. Je ne peux pas m’empêcher de penser qu’on aurait tout intérêt à emprunter à la culture japonaise sa conception globale du hara. Tenter de s’éloigner de l’anatomie et comprendre qu’il est au cœur de nos émotions, de nos actions, et que finalement « nous ne sommes qu’un ventre ». Alors, oui, c’est sans doute plus facile à dire qu’à faire : mettre à terre une notion inscrite dans l’inconscient collectif risque d’être compliqué. Mais se réapproprier son corps, à commencer par son ventre, nous éviterait peut-être de verser par moments dans une haine féroce. Je suis pour un rabibochage avec le «hara ». Je vous le dis comme ça, entre nous, de hara-awase, de ventre-à-ventre (l’équivalent de notre tête-à-tête).