« Mais qu’est-ce qu’ils avaient dans le crâne pour avoir l’idée de domestiquer cette plante et de penser à en faire une boisson petit à petit… Pour moi c’est absolument magique, je suis aussi idiot avec ça que quand de la musique sort d’un haut-parleur, je suis comme un gosse, estomaqué», s’exclame Philippe Pinoteau. Restaurateur et surtout fanatique de vin. Nous sommes à la Cave des Papilles récemment reprise par Ewen Le Moigne, cofondateur et sommelier de feu Saturne et du Clown bar, connu pour avoir créé la plus belle cave à vins naturels de Paris, voire de France. Ewen sort quelques bouteilles et en débouche une première, puis une seconde… « Ah c’est pas aimable… Y’a rien qui goûte aujourd’hui.»
Dommage, nous sommes le 19 novembre et l’on fête aujourd’hui le beaujolais nouveau. Fêter est un bien grand mot. Tandis que certains qualifient pudiquement cette période de «particulière», d’autres mettront carrément les pieds dans le plat. Toutefois l’heure n’est pas à la morosité, mais à la dégustation. La bouteille se déverse dans le verre de Philippe qui le porte à son nez. «Il y a un peu de volatile… Ça me dérange un petit peu mais ça sent bon, ça ne sent pas le réduit… La volatile excite un peu le côté floral. » Nous dégustons un Riesling de Christophe Lindenlaub installé en Alsace, un vin naturel, il va sans dire.
Le terme de « vin naturel » se réfère au retour à la terre entamé par un groupe de vignerons indépendants qui ensemble décidèrent de faire feu de tout bois pour revenir à des méthodes plus vertueuses. Une dénomination qui peut sembler ambigüe puisque le vin est le fruit d’une des plus anciennes domestication de la vitis vinifera (la vigne à vin, ndlr), d’échanges de plantes et surtout de savoir-faire. Il y a donc là-dedans pas grand chose de naturel, sans compter qu’à l’état sauvage et sans intervention humaine, la vigne ne produit pas de vin.
Le vin intéresse Philippe depuis longtemps, pour lui c’est même une métaphore paternelle puisque son père travaillait dans la restauration : « J’étais très intrigué par le cérémonial autour du vin quand j’étais gosse. Ça me paraissait mystérieux, tout le monde en parlait et y prêtait attention. Ainsi vers 12 ou 13 ans, je goûtais parfois les fonds de bouteille pour essayer de comprendre et je n’y comprenais rien. Mon père faisait office de maître d’hôtel et de sommelier dans un établissement. En fait il n’avait aucun goût pour le vin, ce qu’il aimait c’était plutôt cette espèce de cérémonie sociale : parler du vin, de sa couleur, dire que le meilleur c’est celui-là… D’ailleurs au début, je répétais bêtement que les meilleurs vins du monde étaient les vins de Bordeaux ! Ce que je ne crois plus du tout aujourd’hui», s’amuse-t-il.
Cette curiosité l’amène très tôt à fréquenter les cavistes et les bistrots dits « à vin » à Paris, dès le début des années 70. Philippe visite de nombreux bistrots dont celui de François Morel, autre figure du vin en France. « J’ai découvert le Bistrot Cave des Envierges dans le 20ème arrondissement de Paris. En cuisine il y avait Nadine Manzoni et François officiait en salle. C’est ici que j’ai découvert les vins qu’on allait appeler « natures ». Tout cela démarrait à peine mais François, qui est une sorte d’encyclopédie du vin et du vignoble, avait un intérêt pour les vignerons indépendants, les petites exploitations et plus généralement ceux qui se posaient la question de faire les choses différemment. J’ai trouvé là un foyer, une animation qui m’a beaucoup plu et m’a même constitué, il faut dire que j’étais un des clients les plus assidus. Peu de temps après, j’ai connu le Baratin, j’ai connu Raquel Carena et nous voilà aujourd’hui avec des cheveux blancs » se souvient Philippe. À l’époque, il est coursier et travaille parfois dans des restaurants où le choix des vins reste purement formel. Philippe rencontre Raquel en 91 au Bistrot-Cave des Envierges : « Il était 16h, je faisais une course pour Nadine et je me suis installé au comptoir pour boire un verre. Une femme entre, on discute et je m’aperçois qu’elle connait Nadine. Elle me demande «Vous buvez un verre?», je réponds «Oui, je bois un verre ». Avant de partir, je demande combien je dois et la femme me lance « Non, c’est moi qui vous ai invité. » J’étais un peu étonné car ce n’est pas tout le temps qu’un garçon soit au comptoir et qu’une fille arrive et lui paye un coup à boire. Voilà que cette femme s’en va et que Nadine me demande étonnée «Mais tu ne connais pas Raquel? Tu ne connais pas le Baratin?» C’est comme ça que je suis allé au Baratin et je n’en suis jamais reparti.
Si l’on s’attarde sur la genèse, c’est que le Baratin a eu son rôle à jouer puisqu’il a été un des principaux relais de diffusion. Le restaurant a ouvert en 1987 avec Raquel Carena et Olivier Camus. Philippe les rejoint et devient rapidement Pinuche. À cette époque, l’adresse est déjà un haut lieu du vin nature et un point de ralliement pour bon nombre de vignerons. C’est comme ça qu’il fait la connaissance de la figure de proue Marcel Lapierre, « Il disait souvent ‘Je suis venu avec trop de vin pour être sûr d’en avoir assez’ » s’amuse-t-il. Ainsi, défendre ces vins devient une affaire engagée, sinon militante. Dans les années 90, les bistrots forment un groupe très discuté dans une atmosphère festive et généreuse. Philippe se souvient : « Tout était partagé, il n’y avait jamais de question d’argent. Aujourd’hui, on parlerait d’ambiance conviviale mais c’était plus que ça. C’était une vraie fraternité et ce n’est plus du tout le cas aujourd’hui. »
Les prémices d’une aventure
Comme toute grande entreprise collective, il est difficile de dater avec exactitude le début du mouvement mais selon Philippe, les prémices se situent en 1980. L’année marquerait le commencement d’une aventure qui, des années plus tard, s’appellerait «le vin nature», pour l’heure il n’y a pas de nom mais un rassemblement de vignerons autour de Marcel Lapierre, très influencé par Jules Chauvet, installé dans le Beaujolais. Chauvet est le premier vigneron moderne à s’intéresser à la problématique des levures indigènes qui servent à démarrer la fermentation du moût et à changer le sucre en alcool. Il s’intéressera aussi à d’autres techniques de vinification telle que la macération carbonique qui permet d’éviter l’utilisation de soufre (utilisé notamment en œnologie pour ses qualités antiseptiques et antioxydantes, ndlr). Autour de Marcel Lapierre gravitent Jacques Néauport et Pierre Overnoy en grande fraternité comme le raconte Philippe : « Ces gens-là commencent à faire des essais de vins un peu différents et souhaitent surtout se débarrasser d’une dérive moderne, productiviste et très chimique liée à l’élaboration du vin. Ils font de premiers essais avec quelques bonheurs et quelques gros ratés. À l’époque, Marcel Lapierre est une grande figure du Beaujolais à Morgon et les gens s’intéressent peu à peu à son travail.» De ce dernier, l’écrivain Guy Debord dira: « Je ne connais aucune déception qui résiste à un Morgon de Marcel Lapierre.» Les premiers vins sont commercialisés dès le début des années 80, mais il faudra attendre encore cinq ans avant de goûter des choses très intéressantes qui pousseront d’autres vignerons à s’interroger.
On utilise le terme « vin nature » dès la fin des années 90, on dit d’eux qu’ils sont faits avec le moins de soufre possible, voire pas du tout. Chacun y va de sa définition et il y a des polémiques autour de ces vins pour la simple et bonne raison que le terme n’existe pas officiellement et qu’il n’est pas réglementé. En effet, bien que le vin fasse partie des produits de bouche, il reste le seul à n’avoir aucune obligation d’étiquetage.
Le groupe grandit peu à peu : « Marcel Lapierre est rejoint par Jean Foillard avec un garçon qu’on surnomme Paul-Po, qui s’appelle Jean-Paul Thévenet puis Yvon Métra un peu plus tard et enfin Guy Breton surnommé P’tit Max. Le groupe s’étoffe avec le Marquis Dutheil à Bandol, un personnage extraordinaire et magnifique, suivi par le domaine Gramenon. » On utilise le terme « vin nature » dès la fin des années 90, on dit d’eux qu’ils sont faits avec le moins de soufre possible, voire pas du tout. Chacun y va de sa définition et il y a des polémiques autour de ces vins pour la simple et bonne raison que le terme n’existe pas officiellement et qu’il n’est pas réglementé. En effet, bien que le vin fasse partie des produits de bouche, il reste le seul à n’avoir aucune obligation d’étiquetage. Philippe simplifie : « La branche la plus catégorique dira que le vin nature est fait sans aucun intrant ni sulfites ajoutés, cela donne les vin S.A.I.N.S. (Sans Aucun Intrant Ni Sulfite, ndlr). Mais au départ, l’idée est de se débarrasser d’une culture de la vigne chimisée.
Pour faire un vin nature il faut avoir des populations levuriennes très vivantes avec des levures indigènes. Dans la quasi-totalité des caves, les vins sont faits avec des levures exogènes fabriquées et sélectionnées. Il y a une nomenclature de pas loin de 300 produits différents pour élaborer les vins avec des enzymes, des activateurs, des colorants et des décolorants et personne n’en parle jamais. » Ewen déplore à son tour: «À ce stade on peut parler de boisson édulcorée tant la trousse à pharmacie est conséquente. » Il y a eu autrefois une association de vignerons natures menés notamment par Thierry Puzelat qui pensait qu’il serait judicieux de se mettre d’accord sur une dose maximale de soufre ajoutée. Ce dernier en a fait une quête, celle de « (…) retrouver le vrai goût du terroir, abîmé par quelques décennies de pesticides et de levures en sachet. » On est en droit de penser que le consommateur devrait avoir accès à plus de transparence lorsqu’il décide de s’enivrer. Alors le soufre, faut-il en mettre? Combien? Et jusqu’à combien cela resterait acceptable? Là encore, pas de réponse, à chacun son expertise et son avis plus ou moins catégorique. »
Vins naturels versus conventionnels ?
Ewen et Philippe se rencontrent chez Racines où où le premier travaille en salle aux côtés du chef Sven Chartier et de Pierre Jancou, le patron. Chacun se souvient de ce qu’il a bu ce jour-là, Ewen raconte : « On m’a averti de sa venue, je connaissais le personnage dont j’avais beaucoup entendu parler. Jancou lui a servi un Savagnin de chez Jean-Marc Brignot. Quelque temps plus tard, je suis allé dîner au Baratin, les canons défilaient et je n’ai pas été trop mauvais à la dégustation à l’aveugle. J’avais réussi à trouver un Pineau d’Aunis de Pascal Simonutti.» Philippe ajoute: «Il y a un élément majeur pour moi dans ce milieu, ce sont les affinités. Quand on se rencontre avec Ewen, on est à une époque où tout le monde n’est pas encore copain avec tout le monde de Sydney au Pôle Nord. Je vois qu’Ewen a un goût pour ce qui est très nature, c’est un Jeune-Turc. Mais en même temps il a quelque chose de l’époque que j’ai beaucoup aimé, une sorte d’enthousiasme et de générosité qui n’est plus si courante désormais. » Ewen se souvient qu’il était alors très défini dans ses choix : « Je n’avais ni la lecture ni l’expérience, j’étais moins gêné par des choses un peu déviantes. Tout ça c’est de la bouteille, le palais se forme et il y a des choses que tu finis par comprendre plus tard. »
Le terme « nature » est complètement galvaudé. Au commencement un petit groupe a tenté de bien faire les choses, de bien diffuser à tel point qu’il a convaincu beaucoup de monde. On peut se réjouir d’un succès mais pas des dérives qu’il entraîne
Dans le schisme qui oppose vin nature et vin conventionnel, les deux puristes admettent qu’il est nécessaire de connaître les deux segments. Philippe avance : « Aimer ce que l’on aime c’est formidable, ça construit une histoire et une manière de voir les choses mais il faut avoir l’ouverture et l’intelligence de connaître des vins qui sont très bien mais totalement différents, voire plus classiques. Dans les vins classiques il y a des choses à apprendre, à la fois des terroirs et des façons de faire. C’est une étape obligatoire pour avoir l’expertise du vin, comment veux-tu en parler sinon?» À Ewen d’acquiescer: « Comment peux-tu parler de la Bourgogne si tu parles exclusivement de vin nature ? Et pourtant c’est certainement le climat le plus exceptionnel de France pour faire des grands vins. » Jusqu’à récemment, la région était mal représentée sur la carte des vins naturels : «Parler de la Bourgogne sous l’angle exclusif du vin nature c’était compliqué, ça représente très peu de vignerons… Concernant les classiques, j’ai hélas appris à discerner ce qu’il y a dans les dix grands vins de Bourgogne en trouvant dommage qu’ils soient élaborés de cette façon, car je crois qu’ils pourraient être extraordinaires s’ils étaient faits différemment », appuie Philippe. Relevons aussi une citation de Claude et Lydia Bourguignon, deux microbiologistes bien connus dans le métier, tirée d’une conférence donnée en Bourgogne en 1992: « Il y a moins de vie microbienne dans les sols viticoles de Bourgogne que dans la désert du Sahara. » Voilà qui plante le décor.
Le vin nature, victime de son succès ?
À cela s’ajoute un phénomène proche du fossé générationnel entre les néo-buveurs et les vieux de la vieille. Ewen regrette : « Il y a beaucoup plus de choses aujourd’hui mais je constate qu’il y a des problèmes tant à la production qu’à la diffusion. Le terme « nature » est complètement galvaudé. Au commencement un petit groupe a tenté de bien faire les choses, de bien diffuser à tel point qu’il a convaincu beaucoup de monde. On peut se réjouir d’un succès mais pas des dérives qu’il entraîne.» Le début des années 2000 marque un autre basculement avec l’arrivée de la Dive Bouteille, un salon des vins naturels orchestré par les vignerons Pierre et Catherine Breton. Arrivent ensuite des médias tels que le Fooding ou Omnivore qui, de concert, vont diffuser ces vins à travers leur média et leurs événements. Philippe analyse : « Tout cela a internationalisé la scène culinaire, la transformant en concept et donc en marché. Un marché très concurrentiel, qui plus est. »
Les modes n’épargnent pas le secteur, libérés des contraintes dogmatiques de leurs aînés, les vignerons natures se plaisent à imaginer des noms de cuvées originaux ou des étiquettes stylisées dont les bouteilles font souvent un tabac sur les réseaux sociaux. On a pu observer l’émergence d’influenceurs vins un peu partout dans le monde faisant augmenter la cote de certains canons au gré des likes : « Il y a des bouteilles de la première cuvée d’Eric Pfifferling du Domaine de l’Anglore, Terre d’Ombre, que l’on trouve ensuite sur le marché à 100 euros alors que ça en coûtait 8 à l’achat ! On trouve aussi des Overnoy à 2000 ou 3000 euros, c’est scandaleux. Et certains cavistes malhonnêtes jouent sur cette cote car tout le monde va parler d’un vin au même moment en prétendant que l’avoir dans sa cave est extraordinaire, » s’agace Philippe. « Ce qui m’attriste c’est que ces vignerons font l’effort de faire des vins abordables, comme Jean-François Coutelou. D’autres ne pourraient même pas acheter leur propre bouteille, Pierre Overnoy ne pourrait pas s’offrir une de ses bouteilles à 800 euros. » Autre manquement fait au vin, l’impatience des buveurs. Aujourd’hui, de nombreux vignerons mettent sur le marché des vins trop jeunes. Avec une demande croissante, ces derniers ont été contraints de modifier leur modèle économique, parfois en vendant des vins qui ne sont pas prêts à rejoindre les rayons des cavistes.
Le vin naturel se serait donc éloigné de ce qu’il était par essence, une boisson patiente produite une fois par an, exposée aux aléas des différentes saisons. L’ère de la vitesse est-elle compatible avec le rythme du vin, ou même celui du goût ? « Être passionné par le vin et en faire un métier et une détermination, c’est très bien. Je crois que le goût se forme petit à petit, on a le droit d’être enthousiasmé et d’aimer tout de suite quelque chose, mais je ne crois pas qu’on puisse avoir un avis très constitué sur le vin en seulement deux ou trois ans » soutient Philippe.
Comment un procédé qui demande autant de temps peut-il s’inscrire dans une époque à laquelle tout se diffuse à la vitesse de l’éclair ? Ewen n’en pense pas moins : « Il y a désormais à la production des apprentis sorciers, qui s’auto-proclament vignerons naturels sans aucune légitimité. Il faut dix ans pour apprendre son métier quand on est artisan, pourquoi ce serait différent pour le vin ? J’ai fréquemment des clients qui demandent des vins qui gazent ou qui sentent la ferme. Ce qui était un défaut dans le vin jadis est en train de devenir une qualité pour les néophytes. Pourquoi ? Parce que des vins mal fichus se retrouvent sur le marché, vendus par des vendeurs ou des serveurs mal formés qui vont prétendre que le vin nature, c’est ça. On a de la chance d’avoir une passion pour notre métier, de travailler avec une matière qui crée des vibrations, des émotions. Un vin peut donner la chair de poule, créer une lumière, une énergie, quelque chose qui te donne soif. Mais avant d’en arriver là, il faut que les vins soient évidents, digestes et sapides. Et que l’on ressente derrière le verre toute l’intelligence des vignerons qui l’ont produit. »