Perdre la boule. Devenir givré. La glace rendrait-elle fou? Fou de joie, si l’on en juge les millions de photos de crèmes glacées qui inondent Instagram (42 millions de posts avec le hashtag #icecream). Associée aux vacances, aux après-midis de grande chaleur qui s’étirent et au retentissement joyeux du klaxon du camion à glace, elle fait l’objet d’un véritable culte en photographie. À tel point que la galerie Robert Mann à New York lui a consacré une exposition en 2017 : I Scream, You Scream. Pour Caroline Wall, directrice de la galerie et commis- saire de cette exposition, cette fascination pour la crème glacée s’explique avant tout par le rapport intime que nous entretenons avec elle. «Nous ai- mons regarder le familier et nous aimons toutes les images qui nous amènent à une expérience sensorielle de notre passé. C’est un symbole emblé- matique qui évoque instantanément l’été, la joie », analyse-t-elle.
C’est un symbole emblématique qui évoque instantanément l’été, la joie.
Caroline Wall
De Claude Nori à Martin Parr en passant par Charles H.Traub, de grands noms de la photogra- phie ont immortalisé depuis les années 1980 ces instants de plaisir fugaces et régressifs en bord de mer, de l’Italie à l’Angleterre. La plage comme terrain de jeu où s’expriment sensualité des corps, impatience et insouciance. Une formidable matière documentaire pour illustrer la culture d’un pays. Et une revanche pour le petit Martin Parr qui, en- fant, était privé de plage comme il le confiait au site de Canon en 2019 : « Mes parents adoraient observer les oiseaux, alors le seul bord de mer où l’on m’emmenait était principalement des marais. (…) Ayant raté cela enfant, je ne m’en lasse pas en tant qu’adulte.»
Élue dessert préféré des Français en 2020 d’après une étude CHD Expert (ex aequo avec le café gourmand), la glace est devenue un sujet documentaire qui inspire de jeunes photographes. Avec son projet 99×99’s, Luke Stephenson a par- couru, durant l’été 2013, plus de 5000 km en 25 jours à travers l’Angleterre pour célébrer cet objet iconique de la culture britannique à travers 99 pho- tographies de glaces prises à 99 endroits différents et réunies au sein d’un livre du même nom. «La glace a ce pouvoir de déclencher tout de suite une émotion dans l’esprit des gens, de leur rappeler un souvenir précis. Elle est ancrée dans les habitudes des Anglais et fait partie intégrante d’une journée au bord de la mer. »
La glace a ce pouvoir de déclencher tout de suite une émotion dans l’esprit des gens, de leur rappeler un souvenir précis. Elle est ancrée dans les habitudesdes Anglais et fait partie intégrante d’une journée au bord de la mer.
Luke Stephenson
Le chanteur Vincent Delerm, passionné de pho- tographie, assume également un penchant pour la crème glacée. En 2008, il consacrait une chanson au photographe de Bristol sur l’album «Quinze chansons » qui débutait par ces paroles : Ice-cream balnéaire, Martin Parr… Mais c’est avec son Leica numérique, un appareil qui ne le quitte pas, qu’il parvient le mieux à transmettre l’émotion susci- tée par ce péché mignon. Sur le cliché de son fils aîné pris au Brésil en 2018, peu de temps avant son entrée au collège, un Cornetto à la main, on ressent son désir d’imprimer le souvenir d’un été, d’immortaliser ce corps qui quitte l’enfance, de retenir le temps qui passe. «Claude Nori dit qu’en photographiant, on vit deux fois sa vie, on la double. C’est une belle idée et ne cherchant rien d’autre que le fait de capturer la vie (en la filtrant), je pense souvent à ces mots. »
Plus sarcastique et de l’autre côté de l’Atlantique, la photographe Olivia Locher a mené un travail original autour des lois les plus absurdes en vigueur dans certains États des États-Unis dans un projet intitulé I Fought the Law. Comme en Alabama où il serait illégal de marcher dans la rue avec un cornet de glace dans sa poche arrière. À ce jour, rien ne le prouve mais qu’importe. La photographe s’amuse de ces mythes urbains dans un livre composé de 50 clichés surréalistes influencés par le Pop Art et Andy Warhol sous forme de critique sociale faussement joyeuse de son pays.
En sorbet ou à l’italienne, team Pouss-Pouss ou Mikojet, version bio ou vegan, en cornet ou en pot. Ce qu’on aime avec la glace, c’est qu’il y en a pour tous les goûts. Au classement des parfums les plus instagrammés à travers le monde, on retrouve, en tête, la vanille (426k publications), suivie du choco- lat (289k) et de la noix de coco (182k). Mais chaque nouvelle saison voit débarquer son lot de nouveaux parfums (coucou glace à l’ail), de nouvelles formes toujours plus originales et d’associations pour le moins audacieuses (vous reprendrez bien un peu de glace yuzu-piment d’Espelette ?). Loin de nous l’idée de nous moquer. La dégustation d’une glace est par nature une expérience ludique, un plaisir récréatif qui n’a que faire du bon goût. Et ce ne sont pas les Néo-Zélandais désignés plus gros consom- mateurs de glace dans le monde avec 28,4 litres par habitant, selon une étude Businesscoot publiée en 2020, qui diront le contraire!
Récupérée depuis quelques années dans la publi- cité et la mode à l’instar de la campagne Jacquemus Accessoires (Printemps-Été 2021) shootée par le duo Tanya et Zhenya Posternak où elle est exhibée triomphante et dégoulinante, flirtant avec les codes du porno chic (langue en bonus), la glace, plaisir populaire par excellence, s’infiltre désormais dans l’univers du luxe et fait vendre. Je lèche donc je suis ? On est bien loin de la naïveté des clichés de famille d’antan. Mais la glace confirme son pouvoir de séduction inaltérable.
Objet de désir à faible coût (le prix moyen d’une boule de glace en France est de 2€), la glace recèlerait en elle un autre pouvoir selon Vincent Delerm : « On cherche souvent un contraste dans la vie. On veut des palmiers quand on est sous la pluie en novembre et on a plaisir à voir de la neige dans un film un soir de juillet. Les glaces ont ça en elle. A tout moment, on peut les opposer esthé- tiquement à une peau sobre, une main normale qui trois minutes avant tapait un mail, la glace est par essence toute neuve, conservée. Ses couleurs apparaissent d’un coup d’un seul ». Un « remède à la mélancolie » à ranger dans la même catégorie que les feux d’artifices.
Avec près de 13 milliards de litres consommés par an dans le monde, la glace n’a pas fini de nous surprendre et a encore de belles photographies de- vant elle. À la main, à la bouche ou par terre pour les plus maladroits. Say Ice-Cream !