Le jour où je suis devenu critique gastronomique, je ne me suis pas débattu. J’avais vaguement compris qu’il ne servait à rien de tordre la vie. Les circonstances vous font, vous défont. Vous flottez sur ce ruisseau, comme une allumette dans le caniveau. On a beau se mettre en travers de la route, faire badaboum sur sa poitrine, un autocar vous fait pivoter, une micheline vous emporte.
Pour tout dire, je rêvais d’être chroniqueur de rock. Je voulais rencontrer des filles vénéneuses au pied du mur de Berlin, avoir des cernes sous les yeux, ne pas cirer mes boots noires, mourir sottement. Je le fis trente minutes, dans les ruines de l’ambassade d’Italie, au bord du mur. Mais ce fut tout. Le film s’arrêta net sans que je puisse comprendre quoi que ce soit. J’ai encore les négatifs. Dieu qu’elles étaient belles, faussement cruelles. Le flash était mal ajusté.
Je me suis plutôt retrouvé dans le bureau de Christian Millau (cofondateur du guide gastronomique Gault et Millau, ndlr), rue du faubourg Saint-Antoine, station Faidherbe-Chaligny. J’arrivais de Nantes. Pendant cinq ans j’avais assuré la chronique des chiens écrasés et ce, nuitamment. C’était merveilleux. Les immenses locaux du journal Presse Océan étaient vides, les cendriers pleins, la nuit offerte. Et puis, je me suis lassé. C’était en 1981.
J’ai eu la chance de travailler au Matin de Paris, ce qui me conféra une aura aussi inattendue qu’injustifiée. C’est pour cela que Christian Millau me convoqua. Je lui avouais d’emblée que je n’y connaissais rien. Je ne savais même pas que l’île de la Jatte existait. Je me nourrissais de pizzas pas chères, de yaourts au chocolat, de boissons adolescentes. « Ce n’est pas grave, répondit posément Christian Millau, on va vous apprendre. Lundi prochain, vous irez passer la semaine à Lille tester tous les restaurants ».
C’est ainsi que je me retrouvais installé royalement, au Carlton, me pinçant tant cette vie me semblait incongrue : manger le midi et le soir, attendre entre les deux. C’était donc ça. Commander sur la carte, pointer du doigt une sole meunière, une poire belle Hélène. Déjeuner précautionneusement, surveiller le crénelé de la sole, la vulgarité du dessert, régler et s’en aller.
Personne ne m’apprit le métier. Du reste, je n’avais pas envie d’être comme ces critiques que je voyais, enrobés, omniscients, joviaux, conquérants, soiffards, vantards. Je les en remercie aujourd’hui, tant ils m’ont appris ce que je ne voulais pas être. Ils m’ont évité cholestérol, embonpoint, égocentrisme, suffisance, méchanceté. C’est là que j’ai appris l’art de disparaître, à multiplier les identités, les cartes de crédit et de visite.
J’ai toujours pensé que l’on diffusait – ou non- une image de soi. Qu’elle s’imprimait sur la rétine parce que notre émetteur agissait dans ce sens. On veut être reconnu, aimé. Il suffit de se mettre dans l’axe de la porte d’un café, et vous comprendrez tout de suite ce que je veux dire. J’ai donc inversé mon ego, appris à ne laisser aucune impression. Au point que plusieurs fois, on me marcha sur les pieds. Ce que d’aucuns auraient pris pour un affront, je le considérais comme un certificat d’aptitude à la disparition. Les serveurs ne me calculent jamais : si vous voyez dans un café un brave bonhomme levant désespérément le bras, ne cherchez pas, c’est moi probablement.
Je mangeais donc à tour de bras, par pelletées, par fournées. Parfois même, les enquêtes en province m’obligeaient à déjeuner et dîner plusieurs par fois jour, et ce jusqu’à quatre-cinq fois, histoire de ne pas rester tout un mois dans une même ville.
Ne pensez pas pour autant que l’invisibilité put altérer la sensibilité. Bien au contraire, la disparition suppose une perception aiguë, la tabula rasa, et de ce fait une vulnérabilité accrue. Tout me touche, me choque, me trouble. Tout. D’où parfois, cette solitude, cette thébaïde imaginaire construite sur un nuage proche. Si vous me croisez dans la rue, ne m’en voulez pas, je ne vous reconnaîtrais pas, je n’ai pas de conversation. J’ai laissé un alibi faire le taf.
Tout ceci pour dire que lorsqu’un choc se produit, sa déflagration est intense. La toute première et seule explosion ne tarda pas à venir. Ce fut à Toulouse, en 1981, chez Lucien Vanel (1928-2010). Ce fut en quelque sorte mon baptême.
Je me vois encore attablé dans la lumière d’une belle journée de juin. Il n’y avait pas grand monde. La table vibrait du clair de jour. Quarante ans après, je ressens encore ce séisme. L’assiette était tapissée de fleur de sel. Dessus trônait une truffe. C’était tout. Enfin presque : dans la tulipe du verre patientait un magnifique Montée de Tonnerre. Ce fut tout. Une sorte de zébrure puissante, mon cœur en chamade, ma tête en perdition. Ah oui, je me souviens aussi avoir été seul, d’où cette réverbération infinie.
Depuis lors, il ne m’est rien arrivé de semblable. Et cela ne m’attriste nullement. Pourtant, j’ai dû avaler près de quarante mille plats. Mais cette virginité perdue s’est refermée dans un veuvage magnifique. Comme un astre. Il ne m’en fallait pas plus. J’avais eu mon content, ma bible, mon astre. Depuis lors, je me promène l’âme en paix, l’appétit intact, le bonheur au bout de mes doigts.
Le monde de la table m’enchante toujours autant car ce n’est pas ma passion. Cette dernière, je le sens, vous envahit, vous sermonne et vous tient. Elle vous calcine. Elle vous aveugle. Je les vois bien les décillés, les vibrés, les sermonneurs, mais je passe mon chemin, tant j’aime que ce dernier soit toujours ouvert, offre un banc, une aurore, un après-midi, une compagnie. La table m’aura appris paradoxalement la légèreté, la valise prête, l’épiderme heureux, le corps léger, le cœur offert, l’âme bienveillante. Dès lors, je me demande encore si je n’ai jamais été vraiment un critique gastronomique.
Article à retrouver dans Mint #18