On suit la route jusqu’à un terrain qui ressemble presque à un cimetière de bateaux. Petites barques endommagées et filets à poissons emmêlés sont dispersés çà et là. Au bout de ce chemin, Irena Fonda nous attend, prête à nous faire faire le tour du propriétaire. Irena a créé Fonda avec son père et son frère, c’est une entreprise familiale centrée sur l’élevage de poisson. Ensemble, nous avons visité leurs bassins en pleine mer Adriatique…
Vous êtes aujourd’hui éleveuse mais vous avez un parcours plutôt étonnant !
Autrefois, je travaillais en biologie moléculaire. Dans le monde de la recherche, j’avais beau être douée, je n’avais pas vraiment voix au chapitre. En plus d’être jeune, j’étais une fille et on a peu de chances de s’exprimer à une conférence, tant que notre professeur est en vie !
Qu’est-ce que votre vision de biologiste a pu apporter à votre façon de travailler ?
Dans une entreprise, on part souvent d’un point de vue économique ; être biologiste m’aide beaucoup puisque je travaille avec des animaux et je me soucie de l’environnement, c’est ce que je vois avant de voir des chiffres. Évidemment, si j’avais été économiste ou avocate, ça nous aurait beaucoup aidés également ! Mon père et mon frère ont la même formation que moi, notre but était de faire avant tout quelque chose de vertueux. Nous avions alors une entreprise qui fonctionnait très bien, dans le domaine de la construction sous-marine.
Quelle est la spécificité de votre élevage?
Nous nourrissons les poissons à la main et nous n’utilisons aucun produit chimique. Cela représente beaucoup de travail. Nous avons décidé de créer un élevage aussi respectueux que possible envers l’animal et la nature. Ainsi, nous laissons les poissons grandir à leur rythme en leur offrant un maximum d’espace. Finalement, notre élevage calque les conditions naturelles de l’évolution d’un poisson dans la nature.
Aujourd’hui vous avez beaucoup de succès, comment a débuté votre aventure avec Fonda?
Ce n’était pas toujours simple, les grossistes n’ont pas tout de suite été intéressés par notre produit. Ils nous disaient : « On peut avoir du poisson de Grèce ou de Turquie à moindre coût. » Notre philosophie de travail ne leur parlait pas. Il faut dire que c’était il y a 9 ans, les mentalités ont évolué. Au début, nous vendions beaucoup en Italie et nos acheteurs étaient persuadés qu’il s’agissait d’un poisson sauvage, en aucun cas ils n’auraient pensé qu’il s’agissait d’aquaculture. D’ailleurs, nombreux sont ceux qui ont revendu nos poissons d’élevage en les faisant passer pour des poissons sauvages…
C’est une industrie très opaque. On utilise beaucoup le marketing pour réussir à faire plus d’argent : « Mon poisson est plus grand, plus frais et vient de la Mer Adriatique. »
Irena Fonda
Ça n’a pas l’air très sérieux…
C’est une industrie très opaque. On utilise beaucoup le marketing pour réussir à faire plus d’argent : « Mon poisson est plus grand, plus frais et vient de la Mer Adriatique. » Ces vendeurs-là n’ont pas trop de scrupules. La vérité, c’est que les gens ne sont pas assez informés pour savoir ce qu’ils achètent. C’est aussi pour ça que nous faisons visiter notre élevage au grand public et aux professionnels, il y a un flou concernant l’aquaculture souvent opposée au poisson sauvage.
Les gens préfèrent l’idée d’acheter du poisson sauvage ?
Oui, parce que l’aquaculture est capable du meilleur comme du pire. Et le pire a largement été mis en lumière. Au commencement, nos revendeurs mentaient, puis ils ont commencé à expliquer que c’était un poisson d’élevage encore meilleur que du poisson sauvage. Entre le faible taux de mercure, la fraîcheur et le contrôle que nous avons sur notre production, nous avons souvent de meilleurs résultats. La qualité fluctue énormément pour ces derniers, parfois c’est excellent, parfois c’est l’inverse. L’élevage permet une constance : si votre qualité est excellente, elle ne varie pas.
Donc, il existe une aquaculture respectueuse de l’environnement et de l’animal ?
Oui, j’ai envie de montrer que l’aquaculture peut être une solution, qu’elle peut même être meilleure que la pêche traditionnelle. Le véritable problème est qu’il y a, normalement, une relation de confiance primordiale entre un acheteur et un vendeur. Malheureusement, dans l’univers de l’aquaculture et de l’alimentation plus généralement, cette confiance a souvent été bafouée au nom du profit. Dans l’aquaculture industrielle, et souvent intensive, il faut 7 à 8 mois pour qu’un poisson soit assez grand pour être mis sur le marché. Chez nous, les poissons grandissent en 4 ou 5 ans. C’est ce que les gens ne comprennent pas toujours, il y a une bonne façon de faire de l’élevage, sans forcer la nature. En tant qu’éleveur, on paie les pots cassés pour le mal qui a été fait à l’industrie, c’est aussi pour ça que nous travaillons en toute transparence.
Comment réussissez-vous à rassurer le consommateur ?
Le nom de notre marque, c’est Fonda. C’est notre nom de famille, ce qui signifie qu’on se porte garants de la qualité de notre produit. Deux années de suite, nous avons eu une bonne presse car nous avons reçu de nombreux prix pour l’innovation et le design. De plus en plus, les gens nous ont demandé s’ils pouvaient venir visiter notre élevage et on a fini par mettre en place des tours en bateau ou en kayak. Nous organisons aussi des cours de cuisine autour de notre produit, en proposant des recettes très simples à reproduire chez soi.
Comment expliquer qu’on en sache si peu sur cette industrie et sur l’aquaculture ?
Les gens n’imaginent pas comment fonctionne l’élevage de poisson, leurs notions sont vagues en comparaison à l’agriculture. Même quand il s’agit de vin, les gens sont habitués à la notion de terroir, il y a un aspect culturel. Le terroir est important pour nous également, c’est pourquoi nous tenons à ce que les gens sachent que notre bar vient des mers de Piran. Pour poursuivre sur cet exemple, quand il s’agit de vin les gens sont prêts à payer un certain prix pour un produit de qualité ou un château renommé. Quand il s’agit de nourriture, c’est plus compliqué et c’est étrange quand on y pense car nous avons besoin de nourriture pour vivre. Le vin est, au mieux, la nourriture de l’âme!
Vous aimeriez que l’on présente votre poisson comme une marque plutôt que comme un produit?
C’est déjà le cas dans les restaurants, on a commencé à présenter notre poisson en mettant en avant notre nom. Les gens peuvent désormais choisir de manger du poisson Fonda. Cela force leur curiosité. Au restaurant, quand on commande une bouteille, le serveur va vous parler d’un vigneron qui travaille d’une certaine manière en s’appuyant sur le calendrier lunaire, et vous allez trouver ça épatant. On arrive progressivement à ce type de discours avec la nourriture et c’est formidable car on vient de loin ! On est passé d’un menu avec les mentions « filet de bœuf », « cuisse de poulet » ou « filet de dorade » à une forme de reconnaissance de notre travail. Les producteurs sont désormais cités comme un gage de qualité et d’une certaine éthique dans leur travail. Le consommateur a toujours le dernier mot sur un produit et c’est dommage car il a tendance à oublier qu’il a un véritable pouvoir en tant qu’acheteur : il peut choisir un produit en accord avec sa philosophie. Il est aujourd’hui primordial que les gens s’informent davantage et questionnent le système.