Ce détail a manqué de nous faire perdre pied. Emmanuelle Marie est
une pêcheuse qui a le mal de mer. « Faut être un peu maso pour faire ce
métier » lâche-t-elle en délivrant le cordon de son téléphone des pattes
de deux moussettes qu’elle fera passer à la casserole ce soir. On dit qu’il
ne peut y avoir deux capitaines pour un même bateau. Pourtant, aux
côtés de Jérôme, son mari assurant les expéditions, cette enfant de la
Manche au merroir dont raffolent les plus grandes toques françaises
en a l’étoffe. C’est elle que l’on accoste.
Dans la criée de Granville, là où se fait la première mise en marché des trésors de la Manche remontés ici chaque jour, les bulots – mollusques souverains de ces lieux ayant obtenu l’Indication géographique protégée – profitent de leurs derniers instants de tête couronnée avant d’être mangés. À côté, les coquilles Saint-Jacques acclament le vol plané des
homards et araignées de mer dans les bacs de tri qui seront étiquetés La Petite Laura. Un nom qui sied bien au caseyeur de 9 mètres que l’on observait fendre l’eau puis s’amarrer à nos pieds sur le port.
Par dessus le rire des mouettes, le vrombissement des moteurs et les carcasses de crustacés s’entrechoquant, la voix d’Emmanuelle Marie s’élève. « Tu repars avec six caisses, c’est bien ça ? » demande-t-elle
à un poissonnier venu récupérer « sa came » pour la vendre sur le marché de la place de Saint-Pair-Sur-Mer, à dix minutes de là.
Plus c’est court, plus c’est bon.
Pas de temps à perdre entre la pêche, la débarque et l’acheminement jusqu’aux plus belles tablées de gourmets privilégiant le circuit court.
« Ces moussettes partent pour Paris chez Camdeborde ». Yves, Yves Camdeborde, le chef. Car avant de lever l’ancre chaque matin depuis trois ans, Emmanuelle Marie a su pêcher de gros poissons comme clients de sa société lancée en 2013. « Comme il y avait les enfants,
je partais en mer occasionnellement avec Jérôme, mais sans le statut officiel de pêcheuse. Je vendais nos crustacés et les poissons de collègues achetés au cul de bateaux sur la baie pour les revendre. Mon réseau de restaurateurs s’est constitué de bouche-à-oreille essentiellement à Paris grâce à Éric Beaumard, sommelier du George V qui venait souvent sur Chausey. Il cherchait un fournisseur en pleine crise du homard, je lui ai dit “okay pour vous livrer mais trouvez moi
4, 5 autres chef.fe.s avec qui je pourrais travailler’’ ». Là voilà propulsée la tête dans les étoiles françaises avec les toques Alain Passard, Christian Le Squer ou encore Alain Ducasse… « Par la suite, on a réussi à dégoter une place de marché à Levallois-Perret ce qui me permettait d’écouler le surplus et de me faire un petit apport », ajoute-t-elle.
Pendant la pandémie de Covid-19, La Petite Laura grandit et un site de vente en ligne aux particuliers sort des eaux, ou presque. « Il est né un soir de cuite aux Arlots, » confie-t-elle en rigolant. « C’était un truc
de dingue, j’envoyais 500 à 600 colis par semaine avec des distributions dans Paris les week-ends en plus. Excitant car tout nouveau, mais épuisant. J’allais en mer entre 5h et 6h du matin, en revenant je filais
une partie de la came à Delanchy ou Chronofresh (transports routier de produits alimentaires frais, ndlr) pour les commandes et le vendredi, j’avais les paniers à constituer pour le marché et les livraisons
en personne. En cette période de confinement, je sentais
que mon travail avait du sens. Les clients et les restaurateurs étaient heureux de me voir, je recevais des petites attentions, on faisait des apéros clandestins dans les rues… C’était une parenthèse hors du
temps qui s’est refermée avec le retour à la vie d’avant et les habitudes de consommation qui vont avec », constate-t-elle. « Le site n’était plus rentable alors j’ai arrêté. » Pas de temps pour les regrets, après tout, la
quarantenaire au caractère aussi trempé que son ciré n’est pas poissonnière.
Une grande dame derrière la Petite Laura
Emmanuelle pêche, point à la ligne. Elle s’est essayée aux arts traînants (lorsque le pêcheur va au poisson, ndlr) mais ce sont les arts dormants (lorsque le poisson vient à l’appât, ndlr) qui la tiennent en éveil. Trois autres choses à savoir. Sa technique ultime pour pécho : le casier. Ne lui dites pas avec des fleurs, mais des bouquets, ces belles petites crevettes roses qu’elle adore. Et faire le plancton sur un bateau avec une canne, « ça l’emmerde ». Son branle-bas de combat quotidien : être sur le pont
avant les aurores, charger le caseyeur puis larguer les amarres pour s’élancer vers les îles Minquiers ou Chausey. « Quand je pars, je sais que je vais en chier. C’est éprouvant physiquement. Préparer les appâts,
relever les casiers, les vider, les appâter de nouveau avant de les remettre à l’eau, trier une première fois, débarquer, remonter les bestiaux à la grue, les trier à la criée une seconde fois… En plus, je suis
super malade en mer, je dégueule tout le temps et parfois tu bosses avec une météo qui est horrible. Mais t’auras toujours ce lever de soleil, ce poisson super beau, c’est ces instants d’une petite minute qui auront suffit à faire ta journée. Le lendemain, tu sais que tu vas encore morfler, mais tu repars. Je crois qu’il faut être un peu maso pour faire ce métier.»
En vacances, elle a du mal à lever le pied, alors, un jour, ses méduses lui ont fait une piqure de rappel. « J’adore ces petites sandales transparentes colorées toutes moches. J’étais en maillot de bain, on rentrait de notre case de pêcheur à Chausey avec deux amis sur La Petite Laura. Je faisais un peu la dingue en remontant une filière au-dessus de laquelle on passait. Sauf que quand tu la remets à l’eau, avec le poids, elle repart très vite alors il faut faire attention à ne pas se prendre les chaussures dedans. Là, je ne suis pas au boulot, donc je fais
un peu moins gaffe et me retrouve emmêlée en plein dedans, glisse, et me fait propulser à l’arrière du bateau contre le bord auquel je me cogne violemment. Ça m’a bien flanqué les chocottes », se remémore-t-elle amusée. Pour autant, ces mésaventures ne la convaincront pas de s’enterrer en pleine campagne.
« L’angoisse totale pour moi ! Tu ne peux pas me mettre loin de la mer. J’ai grandi ici avec elle et tout fait en fonction d’elle. Plus jeune, je partais en pêche avec mon père au moins une fois toutes les deux semaines sur son bateau que tu vois là-bas. Et malgré cela, c’était le choix de vie interdit par mes parents car ce n’est pas évident d’accéder à ce métier quand t’es une femme. Et si tu fais le choix d’avoir des enfants et que ton mari n’a pas le statut de fonctionnaire, c’est impensable. En partant 14 heures par jour, t’es en total décalage. Sur le port de Granville, on est quand même deux gonzesses, traitées d’égal à égal. C’est simple, tout le monde est au même statut donc tout le monde gagne pareil », ajoute la quarantenaire pourtant mariée à un pêcheur, et deux fois maman. Quatre même. Si l’on compte les moussaillons Horace et Radar, ses chiens qui ont la patte marine. « Ça fait 12 ans que
Jérôme a acheté La Petite Laura. Maintenant qu’ils ont grandi et que j’ai mon diplôme de capitaine, je peux enfin prendre la barre. D’ailleurs, aujourd’hui c’était ma reprise après un mois d’école à manger des frites tous les midis à la cantoche. C’est plus des muscles que j’ai mais des mollusques. Je serrais bien les dents quand même ce matin, en tant que femme t’as pas envie de montrer que tu souffres plus que tes équipiers masculins. Là, je rêve de me faire un bain d’arnica en rentrant.»
Aux confluences des enjeux politiques mondiaux
Dans le flot d’actualités où l’on pourrait se noyer, Emmanuelle Marie est un peu notre phare dans la nuit. Pour partir à la pêche aux infos sur les enjeux géopolitiques maritimes, son compte Instagram
Emmanuelle Petite Laura nous rappelle que manger sain et durable est éminemment politique. Aussi, dans la vague des injonctions bobo/bio, elle ne manque pas de nous rappeler qu’il ne faut pas tout avaler non plus. « J’ai du mal avec le terme de saisonnalité. C’est une vision vachement terrienne en fait. On parle de saison en fonction de la météo,
d’accord, mais avec le réchauffement climatique, c’est une catastrophe. La saison des reproductions est à prendre en compte, elle varie en fonction des gestions de pêche des espèces sur des zones géographiques délimitées ; puis t’as la saison économique. Beaucoup disent “la saison du homard, c’est entre juin et juillet”, mais non. C’est juste la saison où il sera moins cher car il est plus facile à pêcher en période de ponte. Mais nous, on le pêche toute l’année ! Et s’il est plus cher en dehors de
cette période, c’est parce qu’il est plus compliqué à attraper », explique-t-elle. Avec embrun d’humour qui ne manque pas de sel, elle ne se prive pas de tacler les opérations de greenwashing de grandes surfaces faisant appel à des acteurs du monde de la gastronomie ; ni de remettre les journalistes chauvins à leur place pendant les négociations de traités des zones de pêche au large des côtes franco-anglaises pendant le Brexit. « Vraiment, à côté, la crise de Covid-19 avec l’inutilité des masques trempés à chaque coup de flotte et les distanciations de sécurité impossibles à respecter par les équipages dû à la taille des bateaux… C’était rien ! Par contre, avoir des informations contradictoires quotidiennement sur l’obtention d’une licence te permettant d’exercer ton métier ou non, ça c’était horrible.
J’en venais à communiquer directement avec le gouvernement de Jersey, chaque jour, afin de savoir ce que l’on pouvait et ne pouvait pas faire, parce que côté français… » Laisserait-elle supposer un sac
de noeud administratif monstre ? « L’Angleterre a quasi toutes les eaux poissonneuses. Donc si ces zones avaient été interdites de pêche aux caseyeurs français, ils se seraient rués sur Chausey. L’archipel
peut supporter 4 à 5 bateaux, pas 50 d’un coup ! Une fermeture complète aurait été catastrophique écologiquement. »
À l’heure où les consommateurs prennent de plus en plus conscience de l’importance de la traçabilité des produits qu’ils ont dans l’assiette mais
aussi de l’importance de la relation entre les restaurateurs et les producteurs, Emmanuelle Marie se fait pêcheur d’hommes et de femmes. « Y a un côté vachement humain dans le métier. Tu peux parler
de technique de pêche et suggérer de privilégier l’art dormant à l’art trainant mais si tu mets un gros con sans éthique sur le bateau, ça ne changera rien. La génération de nos parents pêchait de tout, en continu. Il a fallu que les ressources arrivent à épuisement pour que des réglementations soient instaurées localement par les pêcheurs au fil du
temps en complément de celles de la France ou de l’Europe. Pour te donner un exemple, à Granville, on est le premier port bulotier du pays. Et bien, à un moment, il a fallu arrêter et se réunir pour instaurer une période de fermeture de pêche ainsi qu’une taille minimale afin que la ressource se reconstitue car il n’y avait plus rien. Aujourd’hui on
essaye d’avoir de l’anticipation dessus et la jeune génération en a conscience. » D’ailleurs, certains d’entre eux se retrouvent parmi ses plus de 10 000 abonnés et n’hésitent pas à glisser dans ses DM. « Je
passais au moins 3 heures par jour sur Instagram à essayer de répondre à tout le monde pendant une période. “Coucou j’ai trouvé tel coquillage sur la plage, comment le cuisiner ? Bisous de Bretagne” des demandes comme celles-ci j’en ai reçu des tonnes », dit-elle. « Pour limiter les interactions, je suis passée en compte privé ». De toute manière,
Emmanuelle n’aime pas se lancer dans des recettes trop élaborées. « La moussette, je la balance dans l’eau à bouillir, et la Saint-Jacques je te la fais crue avec n’importe quelle épice, herbes, agrumes ou fruits selon le calendrier de dame Nature ». Les bisques, émulsions et autres, elle les laisse aux chef.fe.s chez qui elle a eu l’honneur de goûter ses propres crustacés travaillés. Et puis, c’est pas pour la saucer mais quand le produit est véritablement bon, il se suffit à lui-même.