Nice, il y est arrivé un peu par hasard. En réalité, il n’y avait jamais mis les pieds avant d’ouvrir la déclinaison 06 de son Hôtel Amour du 9ème arrondissement. En 2018, le propriétaire de l’hôtel Spity du quartier des Beaumettes – qui avait été en son temps le Hi Hôtel, adresse gay friendly décorée par Matali Crasset – veut s’en séparer. « Il a commencé la visite par le rooftop. J’étais en sueur, il faisait une chaleur terrible. » Rachat, décoration et une ouverture juste avant le premier confinement.
La plage suivra quelques mois plus tard. Une plage où cet été encore Emmanuel Delavenne réalise l’exploit de faire venir jouer des artistes de premier plan lors du festival de la plage de l’Hôtel Amour. Breakbot & Irfane, le DJ Gilles Peterson, The Libertines, Laurent Garnier… Ou encore Kiddy Smile, venu performer le soir du 2e tour des législatives avec un t-shirt floqué, par ses soins, « Ciotti aux chiottes ». Depuis 2021, « c’est devenu un vrai rendez-vous niçois, se réjouit Emmanuel Delavenne. La première année on a eu Yarold Poupaud qui est venu jouer sur la plage. Le concert était super mais on n’était pas plein. Puis on a confié le festival à Eddie Megraoui, niçois et programmateur du Baron. Je me rappelle qu’on a supplié la Femme de venir. On sortait du confinement donc les artistes avaient très peu de dates, ça a joué en notre faveur.
Et puis il a fallu monter une scène avec zéro expérience, louer des enceintes de rave party à l’arrache avec un son pas calibré et tout ça sans autorisation, avec les flics qui débarquaient tous les soirs. Petit à petit, on a commencé à se structurer. La mairie trouve ça cool et on voit débarquer des centaines de gens sur la Promenade des Anglais qui écoutent le concert qui se joue en contrebas. Les gens viennent même avec leur glacière. » Son line-up fantasmé ? LCD Soundsystem, les Strokes, ou « un concert comme celui des Rolling Stones à Copacabana ».
Rideaux trop courts et cuisine d’occaz’
À l’origine, avant de rassembler dans ses adresses toute une faune créative et branchée ou de s’improviser programmateur de festival, Emmanuel Delavenne est un mec de Paris. Un père banquier, une enfance dans le 15ème arrondissement (« la bourgeoisie, mais désargentée, à une époque – la fin des années 70 – où un mec au SMIC pouvait encore vivre décemment dans Paris. »). Au collège, il devient ami avec Thierry Costes, fils de Gilbert et neveu de Jean-Louis, qui opèrent depuis les années 80, avec succès dans les bistrots chics de la capitale. Tous les midi, les gamins déjeunent au Vieux Colombier, le bistrot de la mère de Thierry. Emmanuel est fasciné par les cafés. En voyage scolaire à Londres, il découvre les premières adresses de bistrots design, qui n’ont pas encore conquis la France, où la culture est encore aux débits de boissons où l’on prend un café sur le zinc. Le concept le fascine, il se dit qu’il y a une place à prendre. Il commence mollement le droit à Assas, rêve d’être archi d’intérieur et entre comme bagagiste à l’Hôtel Costes.
À cette époque, Paris n’est pas encore saturée par une offre pléthorique de concepts avec obsolescence programmée. Le prix du mètre carré dans des quartiers comme le 9ème arrondissement n’a pas encore crevé les scores. En 2004, la rue des Martyrs n’a vraiment pas la même physionomie qu’aujourd’hui. Seule Rose Bakery s’y est installée et Emmanuel et Thierry ont l’opportunité de racheter, avec André Saraiva qui rejoint l’aventure, un hôtel de l’oncle de Thierry. Emmanuel, 29 ans, pas une thune, emprunte à droite à gauche, tel un Madoff de l’hospitalité. Pas de sous pour se payer un décorateur ni même assez de paires de rideaux pour les 20 chambres que compte alors l’hôtel. « Les fenêtres mesuraient 120cm de longueur, j’avais calculé qu’une laie de rideau en faisait 140. Du coup, j’ai mis un seul rideau par fenêtre. Il y avait le jour des deux côtés. » Il se souvient d’une demande forte, et rapide pour ce qu’il considère être « un produit pas vraiment abouti ». Un projet un peu foutraque qui séduit aussi grâce à son restaurant (« dont on avait acheté la cuisine d’occaz’ chez Bravo ») et son ambiance unique.
Bon sens et empirisme
Parler avec Delavenne, c’est aussi se replonger dans un Paris un peu mythique qu’il adore convoquer. Celui où l’hôtel n’était pas un luxe, mais le point de chute des artistes désargentés et des indigents. Celui aussi des grandes années de la brasserie Lipp, du Flore ou des Deux Magots. D’un classicisme, intemporel, qui subit des cycles mais traverse les époques.
« C’est ce que je voulais pour l’Hôtel Amour. Faire un café, avec des chambres au-dessus. Une petite réception dans un coin où l’on te file tes clefs, et où chacun se sent vraiment reçu. »
Les premières années il retape, complète, réajuste. Il a un peu de temps libre, alors il se forme aux vins natures le matin, et passe ses après- midi chez Drouot où il achète (parfois bourré) tout et n’importe quoi, en se formant auprès de commissaires-priseurs et de marchands. C’est d’ailleurs comme ça qu’il va meubler leur seconde adresse, l’hôtel Grand Amour, du 10è arrondissement. Avec 300m2 d’antiquités accumulées au fur et à mesure des années. Des pièces uniques, qui deviennent aussi la marque de fabrique de ses hôtels. « Un mec m’a récemment cassé une mappemonde des années 60. Bon c’est pas grave, mais c’est du verre, c’est irremplaçable, aujourd’hui elles sont toutes faites en plastique. »
En 2014, l’aventure se poursuit donc avec l’Hôtel Grand Amour. Un ancien immeuble d’hébergement d’urgence de la ville, coincé entre les gares de l’Est et du Nord. « Les quartiers de gare, c’est comme au Monopoly, personne n’en veut vraiment. » Ils devaient ouvrir le 16 novembre 2015. Trois jours après les attentats qui frappent Paris à quelques encablures de là.
Et puis, progressivement, avec les années, le charme opère encore. Des vieux, des jeunes, des friqués, des moins friqués. Des artistes en devenir aussi. « Gallagher, Dua Lipa. Kanye West au début du Grand Amour à l’époque de la French Touch, avec des mecs comme Justice. Ils étaient là et puis comme le parisien est snob, personne ne se levait pour demander une photo ». Au plus faisaient-ils semblaient de ne pas les avoir reconnus. Un microcosme donc, mais sans calcul. Avec un petit temps d’avance aussi, comme avec les cartes de vins natures du restaurant qu’on leur renvoyait en cuisine. Ou avec un vrai sourcing des produits, bien avant que cela ne devienne l’alpha et l’oméga de la food. Un choix de déco résistant au temps. Bref, du bon sens.
« Le meilleur VRP de Nice »
Et puis, à une époque où beaucoup de Marseillais regardaient d’un œil circonspect tous ces parisiens venus ouvrir des adresses en leur terre, le trio de l’Hôtel Amour met le cap au sud. Coup de bol, les niçois ne réservent pas le même accueil à ce nom bien connu alors de l’hospitalité parisienne. Le projet est tout de même pensé et calibré pour la ville. « On n’a pas eu de procès d’intention. Au contraire, le niçois est super accueillant. Et la mairie, plutôt pro-business, pas du genre à mettre des bâtons dans les roues pour rien. » 38 chambres dont deux suites avec douche extérieure sur la terrasse et vue sur les toits. Un choix de couleur qui rappelle les artistes de l’Ecole de Nice. Un patio, une piscine en roof-top et un bar restaurant avec une hauteur sous plafond délirante.
« La première année, j’ai fait une erreur de débutant. J’ai voulu miser sur le terroir niçois qui est super riche. J’ai lu absolument tous les bouquins de cuisine niçoise et puis on a proposé un truc un peu hybride, qui n’a pas pris. Les retours n’étaient pas dingues. Alors on a réajusté. J’étais copain avec le mec de Profil Grec, je passais beaucoup de temps en Grèce et j’adorais cette cuisine aux accents très méditerranéens. On a fait un pop-up cuisine grecque en faisant descendre des produits de Kalamata, des chefs grecs, et là ça a fonctionné ».
Aujourd’hui l’hôtel est complet même en hiver, les prix des chambres plus qu’honnêtes pour la région, et le soir comme le midi, on y rencontre un mix entre clientèle niçoise multigénérationnelle, touristes, mais aussi cannois ou monégasques, moins réticents aujourd’hui à venir se perdre à Nice. En 2019, la métropole valide des nouveaux lots de plages publiques sous- concédées, qui jalonnent la Promenade des Anglais, située à 5 minutes à pied de l’hôtel. La plage de l’Hôtel Amour fait depuis partie des nouveaux noms venus dynamiser une artère mythique mais vieillissante. « Ca aussi il a fallu apprendre. Je n’avais jamais payé pour un matelas de ma vie, je trouvais ça fou de dépenser 30 balles pour aller sur une plage de galets en plein cagnard. » Les couleurs rose et bleu de la plage de l’Hôtel Amour font vite parler d’elles. Les dîners d’été dans l’intimité des lauriers roses aussi.
La mer, Emmanuel Delavenne adore ça. Il nage beaucoup. « C’était un peu un rêve de gamin d’habiter près de la mer. Petits, on allait une fois par an en Bretagne. Vivre ici c’est une petite révolution ». Nice, c’est pour lui cette lumière si spéciale, et là où vivent aujourd’hui sa fille et sa femme, qui travaille à l’hôtel. Ses cantines, ce sont celles de la cuisine niçoise: « Davia, La Merenda et j’aime beaucoup le grill Argentin de Mauro Colagreco à Menton (Casa Fuego, ndlr). » Une ville, pour laquelle il avait, comme tout le monde, beaucoup d’à priori (une ville de retraités repliée sur elle-même) mais dont il n’a de cesse de vanter les mérites. Il s’en amuse. « Franchement je suis un vrai VRP parisien de Nice. Je devrais bosser pour l’Office du Tourisme. » •
Note de la rédaction : Emmanuel Delavenne nous a brutalement quitté.e.s en décembre 2024. Avec cet article, nous souhaitons rendre hommage à l’ami drôle, brillant et incroyablement créatif que nous avons eu la chance de côtoyer.