7h, l’heure à laquelle le dress code des étudiants de l’EHL entre en vigueur : costume pour ces messieurs, tailleur et talons pour mesdames comme le stipule le guide de l’apparence professionnelle. Si l’uniforme
n’est fourni que lors de la première année, l’exigence est tout aussi pointilleuse lors des trois années suivantes : tenue (très correcte) exigée jusqu’à 19h. Le mantra, « on n’ a pas de seconde chance pour faire une première bonne impression » accueille les 4000 étudiants chaque matin dans le hall d’entrée. Pour Baptiste, étudiant en deuxième année, « c’est une rigueur qui peut parfois être pénible, mais le jour où notre métier l’exige, elle est naturelle. Pour un entretien d’embauche ou un premier jour de stage, quand on est jeune ou quand on n’a pas d’expérience, le réflexe sera d’être trop habillé plutôt que pas assez ».
Ses manches, il faut les retrousser et surtout durant cette première année préparatoire, « AP » comme on l’appelle ici. Pour bien manager, il faut comprendre et pour comprendre, il faut s’y frotter. C’est ainsi que l’on pourrait résumer la philosophie de l’EHL. La première année offre aux étudiants un tour d’horizon des différents métiers de l’hôtellerie. Une sorte de formation façon « vis ma vie ». Les étudiants se retrouvent tantôt boulangers, hommes de ménage, plongeurs, barmans, cuisiniers. « C’est ce qu’on appelle Human Centricity (…) » nous raconte le doyen Achim Schmitt : « L’ensemble de notre formation repose sur l’altérité, la capacité à se mettre à la place de l’autre, à anticiper les besoins de l’autre et pouvoir y apporter aussi une réponse individuelle». C’est aussi et surtout une façon de connecter ces étudiants pour la plupart aisés – compter 180 000€ pour 4 ans d’études (hors boursiers ou résidents Suisse) – à une réalité de terrain plus terre-à-terre. En atteste l’objectif du cours de cuisine du jour : cuire… un œuf.
Dans le laboratoire de cuisine du chef et maître d’enseignement en Arts Pratiques Michel Magada, les étudiants se grattent la toque afin de relever le défi du jour : réaliser un deviled egg, ni plus ni moins qu’un œuf mimosa pimenté. Durant ces workshops ça n’est pas tant leur talent (manifestement absent) de cuisinier qui est testé, mais plutôt leur adaptabilité « ils doivent résoudre un problème sans vraiment comprendre le problème » confie-t-il. Un atelier bien moins contraignant que celui dédié à la boulangerie qui démarra aux aurores ce jour-là, une diversité de tâches et de missions nécessaire pour Michel Magada « Effacer les origines sociales et créer une homogénéité parmi les élèves passe aussi par la modestie de se retrouver à 5 ou 6 h du matin pour faire des croissants avec d’autres camarades. Là, vous êtes tous au même niveau, à faire des viennoiseries, servir des cafés ou faire le ménage dans les chambres. »
Entre le manque de flexibilité, les conditions salariales, les comportements critiquables des personnels au cœur des palaces, des restaurants, allant parfois jusqu’à des formes de harcèlement, forcément on s’interroge… À notre niveau, on tente de changer le paradigme.
Stéfano Borzillon
Parmi les 80 000 m2 du campus se cache un restaurant d’application bien particulier. À la tête du Berceau des Sens, le chef Cédric Bourassin défend chaque jour l’étoile Michelin obtenue en 2019 et ce alors que 40 % du personnel présent en salle et en cuisine sont étudiants. «C’est rafraîchissant, une partie des élèves est effectivement destinée à travailler dans l’hôtellerie mais beaucoup d’entre eux travailleront dans de grandes boîtes avec des postes à responsabilité et je suis sû r que la plupart se souviendra du service au coeur de notre restaurant, » raconte le chef. Dans ce restaurant ouvert au grand public, difficile de ne pas s’attendrir de ces mains tremblantes lors du dressage ou de la candeur de ces jeunes adultes au moment de la présentation du chariot de fromages. On compte une dizaine de produits laitiers à présenter devant le client, sous l’œil amusé et bienveillant du maître d’hôtel chargé ce jour-là de rattraper l’approximative découpe du vacherin vaudois.
L’école qui n’accueillait qu’une trentaine d’élèves au bord du Lac Léman en 1893 a désormais conscience du rôle qu’elle peut jouer sur la conception de l’hôtellerie de demain. Un renouvellement plus que nécessaire étant donné le réel désamour entre ces métiers de service et les nouvelles générations, comme le constate Dr Stéfano Borzillon (Associate Professor of Organizational Behavior) : « Entre le manque de flexibilité, les conditions salariales, les comportements critiquables des personnels au cœur des palaces, des restaurants, allant parfois jusqu’à des formes de harcèlement, forcément on s’interroge… À notre niveau, on tente de changer le paradigme ». La compatibilité entre un milieu en perte d’attrait et les nouvelles valeurs dont nous parlent les étudiants durant cette journée représente un véritable défi et l’une des façons d’y répondre semble de mettre l’accent sur la dimension « commerce » de l’École. Tout cela sans perdre de vue l’intérêt pour le service hérité du monde de l’hôtellerie comme le confirme Achim Schmitt : « Notre postulat c’est qu’on ne va pas remplacer la machine. On va mettre l’accent sur notre dimension humaine, notre capacité à comprendre l’autre et à anticiper ses besoins. » Malgré cette bonne volonté, force est de constater que 130 années après l’inauguration, les étudiants s’orientent désormais minoritairement (moins de 40 %) vers le monde hôtelier au profit des secteurs du luxe ou encore de l’immobilier… Et si le plus grand challenge de l’EHL était finalement de demeurer l’EHL ? •