Donne-moi du rock-fort

Perchée sur ma chaise-haute, je tends le bras vers le roquefort en babillant « co, co » à l’attention de mon père, lequel, comme tout jeune parent adepte du masochisme tendre, s’attendait à voir mon visage fendu d’une grimace dégoûtée. Cette petite révolution du goût signait là le début d’une longue carrière d’amatrice de fromages à pâte persillée, puis à croûte fleurie. Persillée ? Fleurie ? Quels jolis mots pour signifier la prolifération de bactéries au cœur de ce mignon caillé, bourgeon d’un fromage en devenir. Aurais-je dû voir là les prémices d’un penchant pour le trash, pour le fort, voire le révolutionnaire ?

J’étais trop jeune pour le savoir mais je pris connaissance des années plus tard de faits significatifs validant ce lien fortuit. Exemples: Marie Harel, née à…Crouttes fût, comme le dit la légende, l’inventrice du camembert en pleine Révolution française grâce à l’arrivée d’un prêtre réfractaire qui lui donna la recette de cette icône nous valant notre réputation nauséabonde. Le retour récent du roquefort sur les étals brésiliens a lui été élevé en symbole – salué par l’État français – des rapports diplomatiques florissants entre le Brésil et à la France. Et puis bon, en tant que descendante de famille sicilienne, autant dire qu’engloutir comme je le fais des pizzas trois ou quatre fromages est un acte en soi, révolutionnaire. Sacrilège. Scusami, nonna.

illustration : Julie Joseph

Au fil des années, j’ai donc fini par établir la théorie selon laquelle les mangeurs de fromage développaient une passion pour le rock. J’ai des
preuves, irréfutables. Le groupe de rock indépendant Ween a sorti en 1994 un album intitulé Chocolate and Cheese, l’une des membres fugaces du groupe Mothers of Invention autour de Frank Zappa a été surnommée Suzy Creamcheese, et, et, et cette lyric d’Ad Rock sur Get It Together des Beastie Boys résonne encore : «Cause she’s the cheese and I’m the macaroni ». Tout simplement. Aujourd’hui, je suis convaincue que mon amour pour le fromage me prédestinait à un amour sans limites pour Blur. Et le fait que son bassiste Alex James, que le public a longtemps élu pour cible favorite de jets de fromages en tout genre, se soit reconverti en producteur de fromages ne fait qu’abonder dans mon sens. Il paraîtrait même que l’amour partagé du fromage était le ciment du groupe et qu’Alex James, pour enterrer la hache de guerre entre Oasis et Blur, aurait invité les frères Gallagher et ses comparses à séjourner dans sa ferme pour inventer un Stilton très fort en goût. Rumeurs fort peu probables mais promptes à alimenter mon fantasme du rockeur-maître-fromager. Alex James – comme Paul McCartney ou
dans une autre mesure nos nouveaux chefs préférés dont on ne connaît que trop les attaches à la culture alternative – illustre parfaitement la prophétie hipster clamée dans Country House : t’en as trop marre de l’argent? De la frénésie de la ville et des tendances? Achète-toi une maison in the countryyyyy, arrête de fumer, de boire et mange sain. Amen.

Alors quand Mint m’a proposée de m’envoyer en reportage dans sa ferme de l’Oxfordshire, j’ai immédiatement tachycardé m’imaginant traire une vache sous le regard attentif d’Alex James, goûter son fromage de chèvre doux accompagné d’un doigt de whisky (très belle association, que cela soit dit) sous un soleil de fin d’après-midi en l’écoutant me raconter des anecdotes sur mon groupe adoré. Ah qu’est-ce qu’on aurait été bien… Sauf qu’évidemment, son attachée de presse n’a jamais répondu à nos nombreuses demandes. Garce. Deux solutions: continuer à alimenter mon fantasme qui aurait forcément été déçu par le réel, ou tirer un trait sur la figure du rockeur foodie et retourner à mes premières amours. Alex James, même si ta basse dans Sing me fait fondre comme fromage au soleil, sache que j’ai de toute façon toujours préféré le jeu de Graham Coxon, sa timidité et sa façon de me susurrer « Oh my baby » sur Tender. Oui, définitivement, je préfère me rouler dans du Stilton avec Graham Coxon. Et c’est pas pour la rime.

-> Article extrait de Mint #3

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Cécile Becker
Cécile travaille pour les magazines Zut! et Novo, fait aussi de la radio et a co-écrit un documentaire sur le tatouage.
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Julie Joseph
Julie est spécialisée dans l'illustration, l'animation, la direction artistique et le design graphique. Elle est régulièrement éditée dans la presse belge et française, notamment dans Le Monde, L'Express ou L'Obs.

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