Brasser des bières de sens

Lorsque Thomas Deck et Mike Donohue se sont installés à Montreuil en 2014, le monde de la microbrasserie n’appartenait encore qu’à une poignée d’utopistes. À l’atelier situé rue de la Fraternité, Mike parachevait les recettes de Mission Pale Ale pendant que Thomas s’improvisait livreur-commercial en parcourant l’Est parisien dans une Kangoo. Chaque samedi, la brasserie accueillait ses voisins pour des dégustations ou des barbecues. Deux ans après son lancement, la marque déménage à Bonneuil et multiplie son espace par dix. C’est ici que tout commence et que les rencontres, les réflexions et les ruptures permettront à Thomas de tisser l’ADN d’une marque unique qui n’a de cesse d’interroger les dogmes d’un métier ancestral. L’entretien-fleuve avec Thomas Deck a débuté en avril pour s’achever en juillet, soit quatre mois pour se raconter et revenir sur la fabrication d’une bière de sens.
Mint

Tu viens d’Alsace où la tradition brassicole et la gastronomie sont perçues comme un des atouts majeurs de la région, est-ce que la table était quelque chose d’important chez toi ?

Thomas Deck

J’ai toujours été considéré comme le gourmand de la famille, il y a des photos de moi enfant, seul en train de manger la forêt noire de ma grand-mère alors que mes cousins sont partis jouer. Je me souviens que quand j’étais étudiant à Strasbourg, mon colocataire avec qui j’étais à Sciences-po faisait ses courses chez le fromager alors que je venais d’apprendre à utiliser le micro-ondes. Un jour on avait mis notre costard pour aller déjeuner ensemble au Buerehiesel, triplement étoilé à l’époque, c’était une expérience inoubliable. Hormis cette anecdote, je faisais mes courses en achetant des ingrédients pas chers, comme la majorité des étudiants. Finalement c’est en rentrant de Paris que je me suis mis à parler à mes parents d’un producteur d’asperges à Village-Neuf ou d’un fromager à Vieux-Ferrette où on devait absolument aller. Ils jouaient le jeu mais c’était pas vraiment leur truc à la base !

Mint

Est-ce que tu te souviens de ton premier verre de bière ?

Thomas Deck

C’était certainement un panaché sans alcool comme en buvait mon grand-père. Je ne buvais pas trop de bière avant de partir aux États-Unis, c’est lorsque je suis parti en 3è année et que j’ai rencontré Mike qu’elle est vraiment entrée dans l’équation.

Mint

Avant de te lancer dans cette entreprise artisanale, tu as travaillé six ans dans un fond d’investissement pour finalement t’en détourner. Est-ce que tes proches ont compris ce revirement de situation ?

Thomas Deck

J’ai toujours eu l’idée d’entreprendre sans savoir quoi faire. Avec la bière j’ai senti que j’avais enfin trouvé un produit qui me passionnait. C’est vrai que mes parents ont toujours pensé que ça revenait à tout quitter pour élever des chèvres dans le Larzac. Pour moi c’était créer une belle boîte avec un produit qui me passionne. Je n’ai pas renié les principes de finance et de commerce mais je voulais faire les choses à ma manière et que ça marche. Mes deux parents sont profs et je crois qu’ils craignaient que je me détourne d’une voie plus sûre.

Mint

Est-ce que cette expérience t’as servi pour la création de Deck & Donohue ?

Thomas Deck

Ça m’a servi dans le sens où je savais que je voulais m’en émanciper. On a souscrit à un prêt de la Caisse d’Épargne de Montreuil et on a démarré avec nos économies. Je suis content que les choses se soient faites comme ça, car je n’ai pas eu à convaincre d’investisseurs comme une start-up. On était libres de se développer comme on le souhaitait, sans avoir à vendre un concept ou à pitcher notre boîte pour obtenir des subventions. J’ai su rapidement que j’avais trouvé mon métier et que j’allais pouvoir le faire jusqu’à la fin de mes jours donc je ne me suis pas fixé d’objectif de rentabilité.

Mint

Dire qu’on a évolué dans le monde de la finance n’est pas populaire dans le milieu de la restauration, j’ai l’impression que tu n’en as jamais trop parlé.

Thomas Deck

Choisir d’être livreur-commercial pendant deux ans était une manière de me définanciariser. J’avais peur que les gens se disent « c’est un mec d’école de commerce qui veut me vendre de la bière ». Dans la tête des gens c’est souvent vu comme quelqu’un qui peut s’en foutre de son produit. Pendant les dégustations, il arrivait que les restaurateurs soupirent en disant « Il y’en a marre de ces mecs d’écoles de commerce » et je me reniais au point d’acquiescer ! C’est plus facile de l’assumer aujourd’hui.

Mint

À quoi ressemblait la scène de la bière artisanale à vos débuts ?

Thomas Deck

Elle s’est fortement implantée en France et bien plus rapidement que ce qu’on pouvait imaginer. Quand on s’est dit qu’on allait ouvrir notre brasserie, la bière était un produit quelque peu dévalorisé. En 2003, la bière artisanale n’était pas à la mode, c’était surtout des étiquettes avec des trolls et des lutins. Il y a dix ans, la bière et le café étaient les derniers produits pour lesquels on transigeait encore. Ce n’était pas exceptionnel d’entendre le bruit de la Nespresso quand on commandait un café ou de se voir servir une Heineken dans un restaurant étoilé, ce qui aujourd’hui est inconcevable. Très tôt, il y a eu des lieux très spécialisés autour des micro- brasseries et paradoxalement la majorité de ces lieux ont disparu. La curiosité n’a fait qu’évoluer mais il faut garder à l’esprit que la France n’est pas un pays de bière, historiquement on s’y intéresse davantage en Belgique et en Allemagne avec une vision très classique mais aussi en Italie, au Danemark… Et bien- sûr aux États-Unis qui avaient quinze ans d’avance sur nous. De nos jours, les gens font plus attention à ce qu’ils consomment mais la curiosité pour des bières ultra spéciales élevées en barrique représente une toute petite niche.

Mint

Est-ce que tu vois des similitudes entre ces bières expérimentales et le vin naturel ?

Thomas Deck

Il y a des similitudes autour d’une quête du bon et du bien fait, mais ce sont des métiers et des approches très différentes. La bière est fondamentalement un produit de recette, et non un produit de terroir… Notre produit, s’il est vivant, est strictement encadré : on choisit nos levures et on leur dit à quelle température travailler. C’est je crois tout le sens du métier d’artisan : savoir répliquer, à l’inverse de l’artiste. Il me semble que le vigneron est artiste, agriculteur et artisan. J’ai beaucoup d’admiration pour ça.

Mint

Et dans le travail, c’est aussi extrêmement différent…

Thomas Deck

On n’est pas lié au monde agricole de la même manière et on ne joue pas notre année sur notre façon de vinifier ou de potentiels aléas climatiques… Il faut compter plusieurs mois pour faire du vin quand produire une bière dure trois semaines. Être au contact de vignerons m’a plutôt inspiré de l’humilité.

Mint

À ce titre, j’ai l’impression que vous vous inscrivez plutôt dans une démarche de constance, avec une gamme qui ne cherche plus à s’étoffer à tout prix. C’est comme si Deck & Donohue avait atteint l’âge de raison en interrogeant sa manière de faire à d’autres endroits.

Thomas Deck

C’est vrai, et pourtant en 2014, on se disait que c’était cool de faire une bière à la betterave ! Le gros des volumes, c’est la bière blonde et c’est ce que les clients aiment boire. Il y a chez nous une quête de simplicité qui me convient très bien. Nos dernières années ont été marquées par une recherche de précision.

Mint

Quand vous vous êtes installés à Montreuil, on en était encore aux balbutiements de l’effervescence autour des micro-brasseries, est-ce qu’il y avait un esprit très confraternel entre brasseurs ?

Thomas Deck

On est arrivé avec la première vague, dès la première Paris Beer Week. Au début on se voyait beaucoup entre brasseurs, avec les gens d’Outland qui étaient installés près de chez nous à Montreuil. Il y avait aussi la Brasserie de la Goutte d’Or et la Brasserie du Grand Paris qui autrefois vendait des ingrédients pour brasser chez soi. C’est un univers très geek auquel appartenait davantage Mike. Quand on a commencé, c’était un des mecs les plus expérimentés dans la région parisienne. Je crois qu’on me voyait un peu comme le financier de la bande ! Quand il a quitté la brasserie, les liens avec ce monde-là se sont naturellement étiolés, bien qu’on dépanne toujours des brasseries quand elles ont besoin de matériel, comme d’autres nous ont soutenus à nos débuts.

Mint

Si Mike était du côté de la bière, j’ai l’impression qu’avec ta casquette de livreur-commercial, tu étais beaucoup plus proche du monde des restaurateurs. Ce qui permet d’avoir une lecture différente de la brasserie, après son départ en 2018.

Thomas Deck

Les premières années je me suis éloigné du produit car je voulais laisser l’espace à Mike pour qu’on ait chacun notre terrain, donc je m’occupais des dégustations et des livraisons. Je me souviens de ma première livraison Aux deux amis, je suis tombé sur Jeanine, la mère du patron David Loyola. Je lui ai demandé où lui mettre les fûts et elle a répondu «à la cave », les escaliers pour y accéder étaient hyper raides et elle m’a fait remarquer que je faisais n’importe quoi. Je me suis amélioré au fil du temps et j’ai gardé à cœur d’avoir une marque tournée vers le client, qu’il était important de lui faciliter la vie.

Mint

Finalement le livreur est le visage qu’on voit le plus ! Et chez Deck & Donohue c’est un métier qui a toujours donné lieu à moult anecdotes puisque tu m’as raconté que le premier livreur que vous avez embauché n’avait pas le permis…

Thomas Deck

Absolument et j’étais au courant mais il était hyper enthousiaste et motivé, son rêve était d’être brasseur donc la situation serait temporaire. Le 10 juillet, il s’est engagé à passer son permis début septembre. Le 1er septembre il n’avait toujours pas son code de la route, puis il a raté son permis trois fois, si bien que de septembre à décembre il était copilote ! Je livrais et il m’assistait (rires). Au début, on bricolait un peu, parfois ça partait dans tous les sens. Évidemment aujourd’hui on a des fiches de postes et on est plus structurés, mais il y a dix ans, il y avait très peu de brasseurs dans le domaine des craft beers. Ceux qui savaient brasser étaient des gens qui avaient déjà leur petite structure. Le profil-type qu’on rencontrait était le mec qui faisait de la bière chez lui, souvent des courageux, des rêveurs ou les deux ! Aujourd’hui quand tu postes une offre d’emploi, tu reçois des CV de gens diplômés qui ont déjà de l’expérience.

Mint

On croise autant vos bières dans des bars que dans des restaurants, ce qui en fait aussi une bière de table. À ce titre j’ai l’impression que Deck & Donohue est un OVNI dans le paysage de la bière…

Thomas Deck

J’ai commencé par faire goûter nos bières dans les endroits où j’aimais aller, ce n’était pas une stratégie. Nos clients sont des gens que j’aurais aimé voir même si je n’avais rien à leur vendre et souvent j’étais honoré de bosser avec eux, car j’aimais leur travail. C’est aussi comme ça que se sont créées beaucoup de collaborations, traditionnellement dans le monde de la bière, elles sont le fruit d’un partenariat entre brasseurs. On imagine les nôtres avec d’autres artisans ou des restaurateurs, les choses se font naturellement car je suis attaché à des liens à long terme avec les gens. Je n’essaye pas de faire des « coups », quelque part on fait moins de nouvelles bières mais elles ont plus de sens, elles sont davantage en lien avec les gens.

Mint

Deck & Donohue semble se développer à travers ses collaborations certes, mais surtout avec votre travail avec vos différentes filières… Comment en es-tu arrivé à cette réflexion ?

Thomas Deck

Je me préoccupe davantage de l’amont, c’est fou de se dire qu’on a ouvert la brasserie sans n’avoir jamais mis les pieds dans un champ d’orge. Ça me tient à cœur de me tourner vers le monde agricole car je constate que dans une pinte de bière, l’agriculteur qui a produit l’orge touche 2 à 3 centimes. C’est hallucinant d’avoir créé des secteurs dans lesquels la matière première compte pour moins d’1 % de la valeur. Après dix ans, si on arrive à avoir un impact positif là-dessus, c’est une bonne chose. On sait qu’on ne pourra pas changer drastiquement cela car nos clients auront du mal à payer plus cher pour ce produit plutôt qu’un autre, notre parti pris en tant que marque est de nous adapter. En bio, on paye les ingrédients 50 % plus cher et dans notre filière, on s’est engagé à payer 10 % de plus que le prix du marché en agriculture biologique.

Mint

Comment vous êtes-vous organisés avec les différentes filières ?

Thomas Deck

Pour les céréaliers, ça s’est fait via des rencontres au sein de l’association Agrof ’Île qui promeut l’agro-foresterie en Île-de-France. On n’arrivait pas à obtenir une traçabilité locale auprès des malteurs, alors on s’est regroupé avec 4 agriculteurs pour créer notre propre filière. On a travaillé en confiance et on s’est dit qu’on résoudrait de bonne foi et en bonne intelligence les problèmes qui surviendraient. On en est à la troisième récolte et ces principes fonctionnent plutôt très bien! Pour le houblon, on est moins avancé dans la démarche de filière. On a décidé d’arrêter entièrement les houblons américains. Connus pour être bodybuildés, ils sont très aromatiques et faciles à utiliser. Notre challenge est d’arriver à les remplacer par des production européennes et bientôt 100 françaises sans que les changements gustatifs soient perceptibles.

Mint

Finalement vos enjeux actuels sont beaucoup plus sociaux et sociétaux. D’une certaine manière, ça peut faire penser au tournant qu’a connu la gastronomie il y a une quinzaine d’années, quand le secteur a cherché à s’émanciper des ingrédients importés pour soutenir une agriculture plus vertueuse et plus locale…

Thomas Deck

J’ai été inspiré par le travail de sourcing de Terroirs d’Avenir et du côté des restaurateurs, je me suis retrouvé dans leur recherche d’épure. J’ai toujours été séduit par le charme de la sobriété. Par ailleurs, en 2004 j’avais fait mon mémoire sur la Responsabilité Sociale des Entreprises, c’est quelque chose qui me trottait dans la tête depuis longtemps.

Mint

Est-ce que Deck & Donohue a un avenir à l’étranger ?

Thomas Deck

Je ne pense pas car la bière est un produit lourd et pas très cher. Envoyer de l’eau et du verre au bout du monde serait une aberration écologique, quand on peut facilement envoyer une recette ou des ingrédients. On est dans un secteur qui compte beaucoup d’acteurs, c’est plus sain que chacun serve les clients autour de chez lui, un peu comme un boulanger.

Mint

Tu penses que tu pourrais faire ce métier toute ta vie ?

Thomas Deck

Je me vois faire ce métier en le faisant évoluer au fur et à mesure. J’ai commencé en faisant la livraison, l’embouteillage et je suis content de passer à une nouvelle étape à chaque fois. J’ai envie que l’entreprise continue à grandir mais ce qu’on fait relève de l’endurance, c’est une course de fond. Ce qui m’importe le plus c’est croître sans renoncer à nos valeurs mais au contraire en cherchant toujours à faire mieux pour nos clients, notre équipe et nos fournisseurs.

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