En descendant Colombus Avenue, à deux pas de Chinatown, impossible
de rater l’enseigne de cette librairie à la façade orange et noire. City Lights Bookstore est inscrit en noir sur jaune, sur toute la largeur du bâtiment. Des images d’archives de Kerouac et autres auteurs de la Beat generation sont placardées sur les grandes baies vitrées. A l’intérieur, l’ambiance est chaleureuse, confidentielle. Paul Yamazaki apparaît, tout de noir vêtu, les cheveux hirsutes et le sourire aux lèvres. Il lance un « bonjour » à l’accent américain après une franche poignée de main. Dans son bureau au premier étage, des centaines et des centaines de livres sont éparpillés du sol au plafond. « Ca c’est tout ce que je devrais lire au plus vite, mais comme vous pouvez le constater, j’en reçois des nouveaux chaque jour » confie-t’il. Paul décide de l’avenir de ces livres, à savoir s’ils seront mis en vente dans la boutique ou s’ils resteront dans un coin de son bureau. Pour lui, City Lights est une librairie emblématique, un endroit formidable et unique. Lawrence Ferlinghetti, le propriétaire, a toujours su privilégier l’ouverture d’esprit, la liberté d’expression et c’est pour ça que la boutique est si célèbre. « Pour rien au monde, je souhaiterais travailler ailleurs » s’exclame Paul.
Prémices de l’aventure City Lights
Quant à Lawrence Ferlinghetti, aujourd’hui âgé de 101 ans, il avait investi 5.000$ avec son copain Peter Martin, pour ouvrir une petite librairie en plein coeur de la Bay Area. Après avoir fait la Seconde Guerre Mondiale auprès des Marines, il est parti étudier la littérature comparée à laSorbonne. En France, il découvre des auteurs tels que Baudelaire, Zola, Prévert… « A cette époque San Francisco était connue pour ses loyers peu onéreux, ses habitants pacifistes et son climat chaleureux » relate le vendeur. Lawrence est parti s’y installer avec des idées plein la tête. Après de longues discussions, les deux acolytes se sont mis d’accord. L’objectif de la librairie était de vendre une littérature de qualité réalisée par des auteurs locaux sur des sujets différents (peinture, musique, histoire, …). Dans les environs, beaucoup de bars, de saloons, d’hôtels bon marché ont ouverts au fil des mois pour héberger quotidiennement une forte population de bohémiens et d’artistes. Le Vesuvio ouvre ses portes en 1948, à côtés de la librairie. Deux étages recouverts d’un bois sombre, une mosaïque extérieure aux couleurs indigo. Ce petit bistrot accueillera nuits et jours des voyageurs en perdition comme Bob Dylan ou Jack Kerouac. Depuis l’ouverture de la boutique de Ferlinguetti, le quartier de Colombus s’offre une nouvelle jeunesse. Un espace où il fait bon vivre dans une ville ensoleillée avec une ouverture d’esprit particulièrement favorable à la créativité.
City Lights aux commandes d’une maison d’édition
À cette époque, la librairie était minuscule mais constamment bondée. Avec le bouche-à-oreille, plein d’artistes venus des quatre coins des Etats-Unis débarquaient à City Lights, intrigués par cette fameuse librairie indépendante. Mais ce qui a véritablement fait décoller l’endroit, c’est lorsque City Lights est également devenue une maison d’édition, et ce dès 1955, soit deux ans après son ouverture, indique Paul Yamazaki. Pendant environ 22 ans, Shig Murao s’est occupé de la publication des livres, à ses risques et périls. Il a joué un grand rôle au sein de la librairie. C’est lui qui a incorporé le mouvement littéraire de la Beat dans City Lights. « C’est lui qui a fait de la prison en 1956 pour avoir publié le recueil de poèmes intitulé Howl d’Allen Ginsberg » nous confie Paul Yamazaki en tenant dans ses mains le petit ouvrage noir et blanc. A ce moment-là, les écrits de Ginsberg sont jugés immoraux. Les auteurs de la Beat écrivent comme ils parlent. Les mots filent sur les pages blanches sans se soucier du politiquement correct. Ils n’ont rien à perdre et rien à gagner, dans une époque où tout est à reconstruire. C’est justement ce qui émeut les fans du mouvement. Le sexe, la drogue et l’alcool hantent leurs journées et anéantissent leur survie. A la lecture des premiers ouvrages envoyés par des auteurs Beatniks, Ferlinghetti et Murao ont saisi l’émotion et la sensibilité de ces écrivains. Le mouvement Beat doit beaucoup à la maison d’édition City
Lights pour leur avoir donné la chance d’être lu. Aujourd’hui encore, City Lights publie en moyenne douze livres par an. Des romans, des nouvelles, des poèmes, tous vendus au milieu des ouvrages des auteurs maudits de la Beat génération.
Du petit bookstore à la grande libraire de Colombus Avenue
Au fil de la visite, Paul Yamazaki retrace les origines de l’établissement.
Bien que Peter Martin, l’associé de Ferlinghetti, ait quitté le navire en 1955 pour retourner vivre dans son New York natal, City Lights ne cesse de s’agrandir. A présent, le bâtiment entier datant de 1909 a été investi. D’abord le sous-sol, la partie centrale, puis l’ancienne boutique d’un barbier et enfin, l’étage supérieur, un ancien atelier de photographie. Cette dernière partie est d’ailleurs la pièce favorite de Ferlinghetti. Sur les étagères en bois, on trouve l’une des plus importantes collections de poésie des Etats-Unis. « Vous ne pouvez pas savoir à quel point il tient à cet étage, les recueils de poèmes de la Beat y sont répertoriés ainsi que tout les plus grands poètes de notre génération » explique Paul Yamazaki.
City Lights, pièce maîtresse de San Francisco
Les années passent et la librairie demeure une figure pionnière de
l’épanouissement de San Francisco. City Lights compte aujourd’hui 14
employés dont Paul Yamazaki. Tous s’impliquent largement dans le développement de la boutique. Comme le précise Paul, « on n’aurait jamais eu un tel succès dans une autre ville ». Selon lui, San Francisco est la ville la plus intéressante des Etats-Unis concernant la littérature. Un respect mutuel entre auteurs s’est établi dès le début. Depuis City Lights, des dizaines d’autres librairies indépendantes ont vu le jour dans la ville. Depuis toutes ces années, la même attitude, le même rythme de
publication et la même envie de découvrir toujours plus d’auteurs
persistent. Cet endroit est le bébé de Lawrence, un lieu qu’il ne cesse de
perfectionner. Initialement, il voulait créer une nouvelle génération de
lecteurs. Et c’est ce qu’il a fait en proposant une très grande variété de
livres. Depuis une vingtaine d’années, une collection de livres sur
l’esclavage aux Etats-Unis, sur la condition ouvrière, sur les mouvements politiques sont en vente. Une des pièces du magasin est entièrement consacrée à la littérature internationale où l’on trouve des romans édités au Japon, au Brésil ou même en Afrique. En plus de cela, la librairie s’associe chaque année à un grand festival de littérature, Litquake, dans toute la ville.
Avant de laisser Paul Yamazaki retourner à son travail, une dernière
question lui a été posée. S’il y avait deux livres que vous choisiriez pour
décrire San Francisco, vous prendriez lesquels ? Sans trop hésiter, le
vendeur choisit le très beau roman de Karen Tei Yamashita, I Hotel, ainsi que le livre de Rebecca Solnit intitulé Infinite City pour « son joli travail de cartographie et d’histoire de la ville ».
Article paru dans le Mint#1. Informations temporelles mises à jour. Paul Yamazaki travaille toujours à ce jour à City Light Bookstore.