Dans cette grande demeure vide, l’écho porte la voix jusqu’au troisième étage. Une carrure imposante, des épaules larges et une voix de Stentor, on imagine bien le chef un peu gueulard menant sa brigade à la baguette. Pourtant, depuis presque trente ans, Pierrick est le chef particulier d’un seul homme. Son patron c’est Omar, la cinquantaine d’années et père de trois enfants. Issu d’une famille de pêcheurs de perles, son père a fait fortune en travaillant dans la construction de bâtiments. Pierrick refuse de nous donner son nom, difficile alors de nous risquer à demander son salaire, détail pourtant croustillant. « Quand j’ai commencé, on appelait ça un chef de maison bourgeoise », raconte Pierrick. Pourtant, ce dernier ne se contente pas de cuisiner : il lui arrive d’être aussi chef régisseur, personnal assistant, bref, un majordome moderne !
À première vue, le parcours de Pierrick est des plus conventionnels. Originaire de la petite ville de Ploumagoar en Bretagne, il apprend la cuisine à l’école hôtelière dès l’âge de 15 ans. La route semblait toute tracée. Depuis petit, son cœur oscillait entre l’horticulture et la cuisine : « Je me suis beaucoup inspiré de ma mère qui est une cuisinière hors-pair. On recevait souvent à la maison, elle servait une cuisine bourgeoise et raffinée. Ainsi quand j’étais enfant, j’invitais mes copains et on investissait la cuisine pour préparer des gâteaux. Parfois on s’essayait à d’autres créations au résultat catastrophique, ça s’apparentait plus à de la chimie ! » Pierrick décroche son premier job de commis au restaurant gastronomique Le Bellevue à Roscoff. Il y découvre réellement le monde de la cuisine, les commis étant laissés à l’abandon par un chef absent. Ces responsabilités lui prouvent que c’est le métier qu’il souhaitera exercer tout au long de sa vie.
À cette époque on servait le caviar aux convives comme on sert de la soupe.
La suite se corse car il est temps pour lui de faire son service militaire dans l’Est de la France. Tout juste arrivé à l’armée, il se retrouve en cuisine à « l’ordinaire », la cantine, où les militaires de rang prennent leurs repas. Il est outré face aux conditions de travail et d’hygiène. Mal renseigné sur la discipline et la hiérarchie militaire (ou peut-être un peu grande gueule), il traite son supérieur de con et se retrouve en compagnie disciplinaire pendant huit mois. « Là c’était dur… Je ne faisais pas le malin. Je me retrouvais avec des jeunes qui avaient de réels problèmes et je savais que ma place n’était pas ici. Comme souvent dans ma vie, j’ai eu la chance de tomber sur la bonne personne », se souvient Pierrick. En effet, il tombe sur un adjuvant plutôt sympa, friand de bonne chère qui repère ses talents de cuisinier. Sa femme n’étant pas un cordon-bleu, il lui propose de venir cuisiner chez lui chaque week-end en échange de permissions.
Dès la fin de son service, il est embauché au Concorde Lafayette, auprès du chef Joël Robuchon. À l’époque, il s’agit là de la plus grande brigade d’Europe avec une équipe de plus de 100 personnes. En 1993, il présente le concours de Meilleur Ouvrier de France d’où il ressort terriblement déçu. Sans plus entrer dans les détails, il mentionne des magouilles, le dégoût de 3 ans d’appréhension et 8 mois de préparation gâchés. Contre toute attente, Pierrick rebondit et se retrouve au Palm Beach de Cannes. Il découvre là une organisation de cuisine millimétrée, des soirées théâtrales et des invités prestigieux. « C’est là que j’ai goûté au caviar albinos pour la première fois de ma vie, à cette époque on servait le caviar aux convives comme on sert de la soupe. On n’avait aucune restriction de budget. Dans les années 80, la grande tendance en cuisine consistait à reproduire des recettes, on connaissait nos classiques Escoffier par cœur (ndlr: Auguste Escoffier, le patron des cuisiniers). » Des sculptures de légumes, un aigle taillé dans la glace, un requin sculpté dans de la graisse végétale… Qu’il est loin ce temps-là : « On avait beaucoup d’animation en salle avec des flambages, des découpes, des rôtisseurs… C’était une sacrée récompense pour des jeunots comme nous de nous approcher du gotha. »
On serait tenté d’utiliser le conditionnel du début à la fin de ce récit tant les anecdotes nous semblent tarabiscotées. Au Palais des Festivals, Pierrick croise le chemin de nombreuses célébrités. Parmi elles, la reine d’Angleterre ainsi que le Prince de Galles accompagné de Lady Di et pléthore d’acteurs qui, chaque année, prennent d’assaut la Côte d’Azur. Pierrick débute en tant que chef du garde-manger puis deviendra sous-chef au restaurant gastronomique. Un travail impressionnant où les employés ne comptent pas leurs heures, travaillant jusqu’à 15 heures par jour avec plus de 2000 couverts : « Je me suis toujours défoncé au travail, le boulot c’est comme l’école : si tu veux rester derrière, tu restes derrière mais personne ne viendra te chercher. Mon père était artisan et a toujours essayé de nous inculquer la valeur du travail bien fait. Il a eu trois fils et nous sommes tous des bosseurs. J’ai un frère qui travaille dans le milieu médical et l’autre est agrégé de lettres, c’est la tronche de la famille ! Notre ténacité vient de notre éducation, de nos racines bretonnes et sans doute un peu de notre grand-père marin ! »
C’est là que la vie de Pierrick s’apprête à prendre un virage inattendu, quand le bras droit du roi Hussein de Jordanie lui demande de reprendre les cuisines de sa villa cannoise. « Ma femme ne le sentait pas trop
ce boulot, tandis que je m’y voyais déjà, je savais que ce travail allait considérablement changer ma qualité de vie, j’aurais plus de temps à consacrer à ma famille et à mon fils qui venait de naître. » Le roi Hussein meurt quelques temps plus tard, le chef se retrouvera au service du prince Saoudien Tarek Juffali dans la même ville de Cannes. Il se souvient d’un homme droit, d’une extrême gentillesse et d’une grande générosité : « C’était un homme excessif, je me souviens de l’organisation de ses fiançailles, c’était grandiose ! Il y avait des roses et des bougies par centaines, je n’avais jamais vu ça. À la fin de la soirée, chaque employé s’est vu remettre une enveloppe contenant une coquette somme, tant il était satisfait de cette soirée inoubliable. »
Tarek avait d’innombrables voitures, il aimait particulièrement les Ferrari. Il avait trois yachts, un service de sécurité à faire pâlir un Chef d’État et une troupe de gens à son service. J’ai toujours su que je n’étais pas de ce monde et si tu ne prends pas tes distances, tu disjonctes !
À côtoyer les plus grandes fortunes de ce monde, on n’en perdrait pas un peu la boule ? « Tarek avait d’innombrables voitures, il aimait particulièrement les Ferrari. Il avait trois yachts, un service de sécurité à faire pâlir un Chef d’État et une troupe de gens à son service. J’ai toujours su que je n’étais pas de ce monde et si tu ne prends pas tes distances, tu disjonctes ! Gagner de l’argent oui, c’était important pour moi et je l’ai fait pour ma famille. Ça va paraître très galvaudé mais l’argent ne fait pas le bonheur. J’ai eu des patrons malheureux, très seuls. Ils sont uniquement approchés par des gens intéressés, des arrivistes qui cherchent à faire du business avant tout. », confie Pierrick. Le prince Tarek Juffali meurt d’une crise cardiaque quelques années plus tard, Pierrick est rapidement appelé à travailler pour l’ami du prince, son actuel patron Omar. Et que mange Omar ? « J’ai plutôt intérêt à être à la hauteur: sa cantine c’est le Bristol. Il mange beaucoup de poisson, des viandes blanches, des légumes bio… Il a un potager dans presque chacune de ses propriétés. », des propriétés à Londres, Genève, Le Caire et Singapour. Entre autres. Omar fait attention à sa ligne et préfère une cuisine saine et légère, une aubaine pour le chef qui prend plaisir à lui cuisiner les produits de sa Bretagne natale.
Pierrick déambule dans les couloirs de l’hôtel particulier en nous faisant visiter les chambres et les cuisines. L’endroit est labyrinthique et nous perdons vite le compte des différentes pièces de la maison. Il nous parle de sa passion pour la peinture qu’il pratique à ses heures perdues. Des heures perdues, un concept que peu de chefs ont le luxe de connaître !
Par moments, la vie du chef semble si fastueuse que c’est à se demander si une partie n’est pas extraite d’un conte de Grimm. À la fin de cette rencontre, des questions subsistent face à ce monde fantasmé qui nous semble si loin. Nous n’en saurons pas plus. En tout cas, à 58 ans, Pierrick n’est pas prêt de raccrocher son tablier.