Maison de confiance
Il est 15h lorsqu’on arrive dans l’atelier de Bleu de Paname, situé dans le 11è arrondissement de Paris. L’espace est labyrinthique avec plusieurs bureaux à l’étage et au rez-de-chaussée, une grande salle dans laquelle on trouve des échantillons de tissus, de larges bobines de fil et bien-sûr, la collection à venir. Thomas Giorgetti et Christophe Lépine s’installent autour d’une table dans la cuisine. Thomas commence : « On s’est rencontrés en maternelle avec Christophe », ce dernier rétorque : « On se tapait dessus ». Il y a donc eu les bagarres de gosses avant la naissance de Bleu de Paname, une marque audacieuse qui redonne ses lettres de noblesse à l’industrie du textile français.
La Genèse
Tous deux ont grandi en banlieue au sud de Paris, avant de débuter leur carrière dans l’industrie de la mode. Christophe a travaillé six ans pour une entreprise japonaise pour qui il faisait de la production et de l’achat de fripes. Il finit par entrer chez Nike où il travaille sur l’aspect commercial de la cellule hors-sport dès 2004. À l’époque, Thomas est consultant pour différentes marques. Ce dernier a débuté sa carrière dans l’univers de la presse après des études d’art graphique. Des marques font aussi appel à lui pour du stylisme et du positionnement de produit, ce qui finit par le conduire… chez Nike. Les deux amis évoquent alors la création d’une marque. Pendant un an et demi, Christophe partage son temps entre la naissance de Bleu de Paname et son poste chez Nike : « Au début, on faisait ça pour le plaisir mais il fallait quand même avoir un métier qui nous permette de gagner notre vie. J’ai commencé à bosser à plein temps chez Bleu de Paname en 2010, Thomas est arrivé un peu avant. » Tout comme Christophe, ce dernier cumule les jobs puisqu’il est à l’époque le rédacteur en chef du magazine Spray, pendant masculin du magazine Flavor.
Bleu de Paname
C’est grâce à leur profil complémentaire que la marque finit par voir le jour. Christophe se souvient : « On avait très envie de bosser ensemble, on a évoqué cette idée dès 2001 car on souhaitait raconter une autre histoire. » Le projet Bleu de Paname débute peu après la crise économique. Les plans sociaux se multiplient en France et les grandes marques font travailler des ouvriers à l’autre bout du monde dans des conditions désastreuses. « Je me suis questionné sur mes valeurs, celles que je racontais, celles que je vendais. Bleu de Paname c’est ça : partager des vraies valeurs en parlant de Made in France, de ce qu’on représente, de notre éthique, de la valeur du produit, de civisme, » explique Christophe. Il y a huit ans, les fondateurs s’intéressent au workwear, à l’image des bleus de travail, bleus de chauffe ou vestes de comptoir. Thomas raconte : « J’ai découvert le vêtement par la rue. Si tu prends le streetwear sur les vingt ou trente dernières années, il y a toujours eu des détournements de produits. Il y a eu Dickies, Carhartt, Caterpillar ou même Levi’s, qui au départ était très orienté workwear. Ces marques ont ensuite été utilisées dans les cultures hip-hop, techno, skate… Bref, tous les vecteurs qui font la mode de rue. À un moment donné, tout le monde est allé chercher des vêtements fonctionnels dans des surplus ou dans l’armoire de papa. Les punks l’ont très bien fait, tout comme la mode du skate, puis la culture hip-hop qui l’a fait divinement bien. » Le streetwear a vécu l’apothéose de son mouvement dans les années 1990. Mais on le voit revenir sur le devant de la scène depuis quelques mois. Thomas décrypte : « Curieusement, on est en train de revivre cette ère là avec le retour de marques comme Starter, Champion ou Dickies. Des marques phares qui touchent les adolescents, ou les adultes qui les ont connues dans leur jeunesse. » Thomas n’est pas surpris par ce come-back : « La mode se radicalise de plus en plus et on peut le voir avec Vetements qui réinterprète des basiques et impose un temps de création qui ne dépasse pas les 20 minutes par produit. »
Dédiée principalement à l’homme, la marque habille aussi régulièrement les femmes grâce à la tendance du « boyfriend ». En clair, la femme qui pique des vêtements dans le placard de l’homme. Il y a quelques années, Bleu de Paname contentait enfin la cible féminine en s’associant à la marque japonaise Comme des Garçons pour une collection capsule. Selon Christophe, ce marché est compliqué voire risqué : « Tout est différent : les calendriers, les salons, la fashion week. Il faut savoir aussi que ce marché est drainé par la finance, tout va très vite. Le fast retail est véritablement le bras armé de la finance, et leur force de frappe est immense. Toutefois, si on en venait à ouvrir d’autres boutiques, on pourrait tout à fait imaginer de travailler des collections pour femme de manière permanente. »
Façonniers français
À la naissance de Bleu de Paname, rares sont les marques qui communiquent sur le Made in France. Thomas et Christophe le font à leur manière sans s’appuyer sur des stéréotypes en imprimant un coq, une cocarde ou un hexagone sur leur étiquette. « Aujourd’hui, Bleu de Paname s’inclut dans un giron de marques comme Kitsune ou APC. On ne fait pas la même chose, mais on est amenés à se rencontrer dans les réseaux et les points de vente. Dans l’inconscient collectif, cela veut dire qu’on nous considère au même niveau. Malheureusement ou heureusement, on est en fonds propres, ce qui signifie qu’on n’a pas la même capacité de réactivité concernant notre marketing, notre développement, ou même en cas de pépin. », explique Thomas. Le fait d’être fabriqué en France ajoute évidemment un souci de marge et créé une gymnastique difficile pour les entrepreneurs. Christophe raconte : « À l’époque où on a créé Bleu de Paname, faire du Made in France était nécessaire ; on ne reviendrait pas dessus. Pour autant, on est confrontés aux conséquences de ce choix quotidiennement. On observe que le consommateur a envie de soutenir une industrie plus juste. Si les politiques décidaient de mettre en place des manoeuvres fortes pour faire exploser la fabrication française, ça pourrait fonctionner. » Perçue comme une marque plutôt haut-de-gamme par les amoureux de la sappe, Bleu de Paname se fournit chez des entreprises qui travaillent notamment avec Chanel et Hermès, et ce, tout en pratiquant des marges serrées : « On ne pourrait pas se permettre d’être plus chers, les prix seraient déconnants par rapport à notre cible, mais on n’est clairement pas assez chers compte tenu de la qualité de ce qu’on produit » confie Thomas.
Sourceurs
Le premier défi de la marque a été de sourcer les matières premières et les artisans capables de travailler à leurs côtés. Tout commence par du bouche-à-oreille, grâce à leurs réseaux respectifs. Christophe se souvient : « Aujourd’hui, on a une filière à nous, une petite filière française qu’on a mis du temps à remettre en route. On a eu besoin de mettre en place un processus complet, puisqu’on fait de la teinture, du lavage, du fil ou encore de la filature de laine. » Bien que l’artisanat attire de plus en plus de monde, le chemin est encore long dans l’industrie du textile, rappelle Thomas : « Il y a un vrai fossé entre notre génération et la suivante. Dans nos ateliers, les ouvriers sont assez âgés. Les gens ont envie de redécouvrir ces savoir-faire, mais on l’observe plutôt sur la jeune génération. La génération Y a compris qu’elle pouvait créer des choses par elle-même. Elle croit encore à la reconversion vers des métiers plus manuels. Nous, on nous a retiré ça. À l’école, on nous a dit que si on faisait un métier manuel, c’est qu’on était des bons à rien. On nous parlait de faire des choses rentables avant tout. » En clair, il y a eu une diabolisation des métiers de l’artisanat, puis une course à la délocalisation pendant la même période. Nombreuses sont les entreprises françaises qui en ont pâti, allant parfois jusqu’à la fermeture définitive de leur usine. Si ces histoires font fréquemment la Une de la presse, les choses avancent au ralenti. L’une des missions du duo était donc de retrouver des petites entreprises pour les remettre en état de marche : « Souvent, le problème est qu’elles ne sont pas ou plus industrielles, ce sont presque des bateaux fantômes. Parfois, on a de la chance et ce sont des familles qui possèdent les bâtiments, les machines et qui font en sorte que l’entreprise vivote. Il arrive aussi qu’on ait tout pour fabriquer, mais qu’on n’ait plus personne dedans. Pour lancer une série, il faut une petite chaîne, ça représente cinq ou six personnes. Avec ça, tu peux travailler en volume : pour un pantalon tu peux faire 800 à 1000 pièces par mois. Dans n’importe quel pays, une petite chaîne c’est au minimum vingt-cinq personnes, car pour gagner de l’argent, il faut qu’il y ait un rapport de vitesse et donc de rendement, » explique Christophe.
Petit doigt sur la couture
De nos jours, nous souhaitons tous consommer mieux car nous avons compris que c’était un acte primordial, voire politique. Pourtant, Thomas explique que l’achat engagé est loin d’être systématique : « Si tu passes les gens en revue, tous te diront qu’ils ont envie de consommer mieux ou de manger mieux. Mais globalement ce qui prime, c’est le prix. Entre un prix bas et un bon rapport qualité-prix, le réflexe est encore d’aller vers le prix le plus bas. » Au final, mieux vaut voir ces achats comme un investissement, un moyen d’être en phase avec sa philosophie. Auprès des marques, la transparence n’est pas toujours de mise. On a pu le voir avec des marques françaises qui ont été décriées lors du drame survenu au Bangladesh, avec l’effondrement du Rana Plaza en 2013. Concernant leur propre consommation, Thomas et Christophe sont prudents. Sans être dupes : « On a beau regarder l’étiquette et se renseigner, on sait très bien que les marques disent ce qu’elles veulent. Il arrive que les containers reviennent d’Inde, débarquent en Italie et les étiquettes omettent de préciser que le produit à été conçu à l’autre bout de la planète, dans les conditions qu’on connaît. » S’interroger sur les conditions de vie des travailleurs sous-traités par des grandes marques est un phénomène relativement récent. On en a vu les prémices dès le début des années 1970, Thomas raconte : « On a commencé à se soucier de tout ça au moment où on nous l’a servi à la Une des tabloïds. C’est quand Nike s’est fait épingler pour ses sweatshops qu’on en a fait un cas de conscience. Adidas faisait des ballons de foot en faisant travailler des gamins aussi, mais c’est Nike qui a pris. » Selon Christophe, les industriels devront eux aussi jouer le jeu : « Il n’y a jamais eu autant d’argent mais il est bloqué dans d’autres sphères jugées plus rentables. À terme, la finance va devoir investir dans des marques propres, dans du slow fashion. Le modèle actuel s’essouffle et va finir par imploser. Les choses changent à une vitesse phénoménale et l’acheteur se pose la question de ce qu’il fait, plus que jamais. In fine, il se dit peut-être qu’il n’a pas les moyens mais avant il ne se posait pas la question. Dans les années 80, on n’avait pas à se poser la question de savoir si les chinois souffraient. »
Le Futur
Dans deux ans, la marque fêtera son dixième anniversaire : « D’ici là, on pense développer de l’accessoire, on aimerait segmenter l’homme en différentes gammes avec du sportswear, du casual et une gamme plus pointue. On pourrait travailler quelque chose de plus arty avec un positionnement plus haut, à l’image de ce que peux faire Junya Watanabe sur sa gamme workwear, par exemple. » imagine Thomas. On s’est donc demandé ce qu’il fallait attendre des collections à venir, on voulait parler du futur de la marque et on est partis loin. Très loin. À savoir, comment les fondateurs imaginaient le vêtement de demain. Christophe évoque la combinaison : « Pierre Cardin s’en est inspiré pour créer le Cosmocorps à la fin des années 60, et finalement c’est surtout la tenue des spationautes. L’avenir est là, non ? Aujourd’hui, la technologie change le monde et s’attaquera aussi à notre secteur. On ne peut pas lutter contre ça. Demain, nos vêtements vont s’auto-nettoyer, les labos bossent là-dessus ! Je regardais une émission sur la Silicon Valley hier, et c’est fou ce qu’il se passe là bas, vraiment. Elon Musk, le mec qui a fondé SpaceX puis co-fondé PayPal et Tesla va changer le monde. » Thomas pense aussi au vêtement intelligent et connecté, puis à une expérience digitale en boutique. Via une tablette ? Pas vraiment. « L’Ipad va devenir lambda. Aujourd’hui on trouve que les tablettes sont cool mais rien que le mot finira par être balayé au même titre que « DVD ». Ton iPad, ça sera juste une feuille que tu plieras et que tu mettras dans ta poche. Tu la sortiras dans la rue et ce sera comme de la réalité virtuelle : on t’indiquera le métro le plus proche, tu sauras que ton supermarché ferme à 20h et qu’en ce moment il y a -20% chez Optic 2000. » La sape du futur est encore loin, mais il y a fort à parier que la marque opérera le même modus operandi qui lui a permis de se démarquer : jouer sur le contre-pied de la tendance, en gardant son côté old school et ses valeurs qui la rendent unique.