Bernard Antony, l’homme qui élevait les fromages

Une fois par an, il y avait ce repas particulier qui ne tournait qu’autour du fromage. Au centre de la table se trouvait un grand plateau avec ces fromages joliment rangés par famille, du plus doux au plus corsé, chacun avec son nom inscrit sur un drapeau. Ce repas que je trouvais magique avait été initié par feu mon grand-père qui chaque samedi, quelle que soit la météo, allait faire la queue devant la camionnette de l’affineur le plus couru de la région, Maître Bernard Antony. Et pas que de la région d’ailleurs. On disait que les fromages étaient parfois servis à l’Elysée, qu’ils voyageaient en avion jusqu’à Singapour, qu’ils se retrouvaient à la table des Grimaldi à Monaco et aussi, que l’ancien Président de la République, Jacques Chirac, les adorait. Bernard a récemment sorti un livre aux éditions Ducasse qui retrace son parcours et les fromages qu’il accompagne jusqu’aux tables des plus grands restaurants. À cette occasion, nous nous sommes rencontrés afin d’en apprendre davantage sur son histoire et le métier méconnu d’affineur. 

« Rien ne me prédestinait à exercer ce métier : je n’avais pas fait d’études, je n’avais pas d’argent et du fromage, je ne connaissais que la Vache qui Rit ». À l’époque, Bernard travaille dans une épicerie à 6 kilomètres de la ferme familiale à Vieux-Ferrette en Alsace. Son patron lui propose de racheter la boutique mais il n’a pas d’argent et ses parents refusent de le savoir si loin : « Autrefois, c’était comme ça : on restait près de ses parents ! J’ai rencontré François Schmitlin, un fournisseur de produits laitiers, au moment où j’installais mon commerce dans la grange de la maison tout en effectuant des tournées dans les villages voisins avec mon commerce itinérant ! ».

Bernard ne manque pas d’aplomb et lui dit qu’il veut bien vendre ses produits, à condition que le fournisseur se porte caution pour lui. François Schmitlin choisit d’accompagner Bernard et lui présentera Pierre Androuët, Prévôt de la Guilde des fromagers, fils de Henri Androuët, un grand nom pour les gastronomes. C’est lui qui nomma Brillat-Savarin, le fameux fromage de Normandie préparé avec du lait entier et de la crème de lait de vache. « C’est à ce moment que j’ai découvert le monde merveilleux des fromages ! Ils m’ont conseillé de cesser d’exercer mon métier comme je le faisais. Imaginez à l’époque je vendais même des chemises de nuit ! Il fallait vendre de tout quand on faisait la tournée des villages, mais ils avaient déjà compris à l’époque que les petits commerçants se feraient écraser par les supermarchés qui proposeraient des prix plus attractifs… J’aurais fini par devenir un dépanneur du dimanche matin ! » Bernard décide, dès 1983, de se consacrer exclusivement aux fromages au lait cru et au lait pasteurisé. En 1986, il ne vendra plus que des fromages au lait cru. La rencontre avec Androuët est déterminante, ce dernier partage avec l’élève ses connaissances, ses adresses et se prend d’affection pour Bernard qui alors n’y connaissait rien. À ce jour, il considère qu’il s’agit de sa rencontre la plus marquante : il a rencontré l’artisan passionné avant même de découvrir les fromages. 

La petite affaire se lance timidement, sa femme était prudente et préféra garder son poste d’éducatrice plutôt que de seconder son époux. Bernard lui dédie d’ailleurs son livre : « À Jeanine qui m’a accompagné, soutenu, qui a tout donné sans que la vie ne lui ait permis de contempler le résultat. » Bernard se souvient : « Quand elle nous a quitté, notre fils Jean-François avait 18 ans. Ces malheurs contraignent les enfants à grandir plus vite. Il voyait bien qu’il fallait nous aider et travailler, un choix de raison et un choix d’amour filial. » L’affineur explique qu’il a toujours su que son fils le rejoindrait ; quand on lui demande ce qu’il faut pour faire ce métier, il répond : « Il faut aimer le fromage ! Jean-François était content d’être là, il a toujours été débrouillard. Un jour je lui ai demandé d’aller au marché. Le lendemain matin et il m’a répondu qu’il ne savait pas faire, qu’il ne l’avait jamais fait. Je lui ai dit qu’il apprendrait sur le tas, comme moi. Je pense qu’il ne faut pas faire l’erreur de ne pas passer le flambeau au bon moment, une erreur que font beaucoup de pères lorsqu’ils travaillent avec leurs enfants. » Jean-François s’occupe désormais des fromages qui dorment dans les sept caves d’affinage quant à Bernard, il s’occupe des nombreux banquets en France et à l’étranger, mais aussi des cérémonies des fromages.

Rien ne me prédestinait à exercer ce métier : je n’avais pas fait d’études, je n’avais pas d’argent et du fromage, je ne connaissais que la Vache qui Rit.

C’est à l’emplacement des mangeoires de l’ancienne ferme que la cérémonie commence avec une mise en bouche : un Comté fruité d’environ 18 mois, suivra un chèvre tiède accompagné d’huile d’olive et d’herbes de Provence. On débute les hostilités avec l’assiette qui fait la part belle aux fromages de chèvre et de brebis. Vient ensuite celle qui comprend six fromages entre plaines et montagnes comme le Cîteaux, le Reblochon, les tommes ou le Saint-Nectaire. On passe aux fromages à croûte lavée avec le plus local : le Munster. Il est accompagné par le non moins timide Maroilles ainsi qu’un fromage à pâte persillée ou un bleu. Pour clore la cérémonie, Bernard propose les pâtes fleuries comme le Camembert, le Brie ou le Brillat-Savarin qu’il aime un peu moins car il n’est pas pur : il est enrichi de crème. « Ce que j’aime, c’est l’expression d’un fromage dans son plus simple appareil ! J’aime clore la cérémonie avec la Fourme d’Ambert ou le roquefort… » Il y a ensuite les pommes de terre rattes servies avec un beurre demi-sel, c’est comme cela qu’on aime déguster le Munster en Alsace d’ailleurs !

La cérémonie attire du monde dans le petit village de Vieux-Ferrette qui compte environ 600 habitants. La boutique est devenue un lieu de pèlerinage pour les amoureux du fromage mais le succès n’a pas toujours été là : « Aujourd’hui, je ne saurais dire quel est mon chiffre d’affaires mais je sais que ça va, nous avons pris le temps de grandir doucement. Dans le temps, j’avais constamment les banquiers au téléphone. J’ai pas toujours pu m’occuper de mes enfants comme je l’aurais aimé, Jean-François est un meilleur père que je ne l’ai été. Je faisais les marchés, je partais en tournée et quand il y en avait une qui marchait moins, j’en ajoutais une derrière… » La petite boutique aurait pu s’installer dans une ville voisine, voire à Strasbourg ou même Paris.

Après tout, ses fromages sont servis chez les plus grands chefs parisiens, d’Alain Passard à David Toutain en passant par Alain Ducasse. Mais l’artisan a compris très tôt que faire grossir sa société pouvait aussi la fragiliser : « Dès qu’on devient trop grand, il faut faire des concessions entre les loyers, les charges ou pire, la qualité… Et nous sommes sans concession ! Si j’avais une boutique immense, mes producteurs ne pourraient pas suivre, il faudrait aller à Rungis ou chez les grands affineurs pour acheter du fromage et cela déformerait tout ce qu’on a créé. Ce n’est pas faute d’avoir de la demande, mais j’ai toujours fait barrage et j’ai de la chance car Jean-François n’en pense pas moins ! On n’a pas envie de s’agrandir à tout prix, on est une maison de sept personnes avec des gens qui sont là depuis 10, 15 ou même 22 ans ! J’ai eu beaucoup de confrères qui ont grandi et ça les a empêché d’avancer librement notamment à cause de contraintes financières. »

Chez Bernard et Jean-François Antony, on n’achète pas ce qu’on veut. On vient goûter ce qui est disponible car les fromages aussi varient en fonction des saisons. En effet, les laits changent au fil des mois et parfois même d’une semaine à l’autre. Idéalement, on calcule à la louche le mois auquel les troupeaux sont mis au pâturage en gardant en tête que le lait des beaux jours est plus riche et savoureux. Au printemps, l’herbe fraîche refait son apparition dans les champs, ainsi mieux vaut privilégier les fromages à affinage court comme les chèvres et les brebis, mais aussi les Munster, Langres, Coulommier, Chaource ou Saint-Nectaire. En été, les fromages de garde préparés un an plus tôt pourront être proposés entre la poire et le dessert avec le Comté, le Beaufort ou encore le Laguiole. On n’oublie pas non plus les chèvres comme le Chabichou du Poitou, le Pélardon ou le Sainte-Maure et tous les fromages à pâtes molle comme le Brie ou le Pont-l’Évêque. À l’automne, les animaux profitent de l’herbe et des fleurs du regain, celles qui poussent après la sécheresse estivale. On pense aux Crottins de Chavignol et aux tommes fabriquées au printemps qui commencent à arriver après 4 ou 5 mois d’affinage, sans oublier la Mimolette ou la Fourme d’Ambert. En hiver, le choix est plus restreint et il faut faire attention à choisir les meilleures provenances, s’assurer que les animaux sont nourris au vrai foin, sans ensilage (de l’herbe fraîche conservée en silos, ndlr).

Sur le plateau, nous aurons donc les fromages de brebis à pâte molle, le Vacherin et le Mont d’Or ou encore le Roquefort. Autant de familles de fromages qui ont pu bénéficier des soins experts des affineurs. Si certains fromages sont déjà affinés à leur arrivée comme les bleus, les autres arrivent à différents stades de maturité. L’affineur juge de l’aspect des croûtes en fonction de leur famille parmi les croûtes lavées, les croûtes fleuries, les tommes… On cherche le relief, les textures, le parfum et la couleur. Jean-François le dit d’ailleurs : « Un fromage est un tableau. S’il est monochrome les papilles vont s’ennuyer, faute de complexité. » Ce qui a fait la réputation d’Antony a été de proposer des Comté avec un affinage plus poussé que ses confrères en rallongeant le processus avec notamment son Comté de Garde exceptionnelle (3 ans d’affinage). Une audace qui n’a pas séduit tout de suite. Lorsque Bernard se lance, il décide tout naturellement de proposer ses services à un fameux restaurateur de la région : « J’ai pris mon téléphone, j’ai appelé un chef renommé qui m’a ri au nez. Je me suis juré que jamais plus je ne recommencerai ».

Lorsqu’on lui demande pourquoi il n’a jamais souhaité faire son fromage, il explique avec humilité : « Je n’ai pas ce talent… J’aurais peut-être pu apprendre mais je ne pense pas avoir ce talent. Mon fils a appris, on aurait aimé qu’il puisse faire un tour de France des fromages mais avec tout le travail qu’on avait, il n’a jamais pu. » Des années durant, Bernard et Jean-François ont rencontré des fromagers, ils travaillent avec les même familles depuis de nombreuses années car il est rare que le savoir-faire ne se transmette pas de génération en génération. De nouveaux artisans rejoignent la famille, comme cette productrice en Provence dénichée par Jean-François l’été dernier, et les questions sont toujours les mêmes : combien de bêtes, sont-elles en pâturage libre, fabrique-t-elle son fromage ? À aucun moment Bernard n’aborde le sujet du prix : « On achète les produits au prix juste, tout le monde doit vivre et je ne veux ni échantillons, ni gratuité, ni remises de fin d’année. »

Si son talent n’est pas de les fabriquer, ça a bel et bien été de les accueillir et de les accompagner tout au long de leur affinage avant de les envoyer jusqu’aux quatre coins du monde : « En Inde, il est interdit de voyager avec des fromages au lait cru mais récemment nous avons réussi à en faire passer avec la valise diplomatique lors d’un voyage du Président Macron accompagné du chef Alain Passard. » Autant d’histoires de clients célèbres et fantasques, de Mikhaïl Gorbatchev à Jacques Chirac en passant par Pierre Perret. Mais à la fin du compte, Bernard reste un terrien : « On a eu le prix du meilleur fromager dans les années 2000. Lors de la cérémonie, les différents artisans rivalisaient d’inventivité pour présenter leurs produits avec des décors originaux, voire grandioses… Jean-François avait honte et voulait s’en aller car notre présentation était beaucoup plus simple avec de la paille, des planches en bois et nos fromages ! Rien de plus. Pour moi, il n’y a pas besoin d’en faire des tonnes quand on a la chance de présenter de si beaux produits ! »

 

Journaliste
0 article par :
Déborah Pham
Co-fondatrice de Mint et du restaurant parisien Maison Maison. Quand elle n’est pas en vadrouille, elle aime s’attabler dans ses restos préférés pour des repas interminables arrosés de vins natures. Déborah travaille actuellement sur différents projets éditoriaux et projette de consacrer ses vieux jours à la confection de fromage de chèvre à la montagne.

La vraie nature(s) de Sven Chartier

Conversation avec Laila Gohar

Sur la route des tacos

Dans le jardin d'Asafumi Yamashita

On s'est infiltrés dans une distillerie de génépi chez Meunier

À table avec Nailia Harzoune

Les champignons sauveront-ils le monde ?