Beer fear
Depuis que je suis devenue une trentenaire boostée aux huiles essentielles et aux infusions « Ligne et Équilibre », je me dis que les influenceuses lifestyle d’Instagram ont raison : la vie est une constellation de petits moments magiques. Quand on tombe amoureux.se. La fois où on trouve des toilettes propres quand on a vraiment envie de faire pipi. La douche chez soi après un weekend de festival. Sans oublier la première gorgée de bière comme dirait le papa de Vincent Delerm. Mais bien que je sente dorénavant constamment l’arbre à thé (c’est magique l’huile essentielle d’arbre à thé, t’en mets sur ton bouton et paf deux jours après il n’y en a plus), je ne suis pas non plus complètement perchée. Je connais l’envers du décor. Je sais que s’il y a le yang, il y a aussi le yin : j’avais acheté un collier avec le symbole l’été de ma cinquième à Montalivet. Et si il y a des instants de grâce, il y a aussi des trous noirs bien merdiques.
Quand on se fait lourder salement et qu’on voit que son ex a changé toutes ces photos sur tinder NON MAIS SÉRIEUX YOHAN TU AS RAJOUTÉ CELLES OÙ TU FAISAIS LE DJ AU MARIAGE DE TON COUSIN ? TU PASSAIS LES LACS DU CONNEMARA, BORDEL MAIS HEUREUSEMENT QUE TU M’AS LOURDÉE, MÊME PLUS JE TE TOUCHE AVEC UN BÂTON. Les aphtes dans la bouche. Le miel à 14 euros sur le marché des vacances (sans déconner, les abeilles elles broutent que des orchidées à ce prix-là ?). Ou le trou noir des trous noirs, la dernière gorgée de bière, qui mériterait elle aussi son petit roman de Philippe Delerm. C’est celle qui te mène vers tes propres abysses, celle qui te dégoute pour une période plus ou moins longue, celle qui te laisse traumatisé.e à jamais et atteint.e de beer fear, ou « peur de la bière ».
T’imagines. Il y a même un terme pour ce truc. Le mal du siècle, je te dis que ça.
Rappelle toi. Dimanche matin. 13h30 bien tapés. Les yeux collent, l’haleine se rapproche des heures sombres d’un Maroilles bien fait laissé trop longtemps dans le frigo. Si ton regard est rivé au plafond, ton estomac, ton rein et ton foie, petits hommes de ménage de ton corps, sont néanmoins occupés à nettoyer ton intérieur en ruines, ravagé par les excès de la veille à la manière d’une chambre d’hôtel de Tommy Lee de Mötley Crüe à la fin des années 1980. Bordel, tu as même fini par te faire offrir un White Russian parce « qu’au point où on en est, hein, ça ne peut pas être pire ». MAIS QUI ES-TU ?
Pas de surprise ici. Tu as envie de vomir tout ce que tu as bu, certes, mais il y a autre chose que tes six grammes dans le sang qui te dégoute. Tu ne sais pas encore quoi, mais tu le sens, comme un frisson qui parcourt le corps, une sensation de NHE (Near Honte Expérience) qui s’approche. Ton cerveau est un connard qui s’apprête à spoiler mais veut néanmoins pour le moment te garder la surprise. On dirait cette fois où ta pote t’a piqué un taf mais a mis une heure à te l’annoncer alors qu’elle t’avait invité pour « boire un verre comme au bon vieux temps » (mais t’as quand même payé ton Coca zero avec les sanglots au fond de la gorge, hein, parce que ça a beau avoir des Tickets restaurant ça met toujours pas les doigts dans son porte-monnaie).
Pour le moment tu as l’impression de n’avoir que des souvenirs banals de la veille, tu as du vraiment pas y aller de main morte avec les binouzes mais tout semble relativement ok. Quelques câlins, des larmes, une chenille du cul (même principe qu’une chenille mais où on se tient par les poches de jeans – c’est super pour faire connaissance). Rien d’alarmant.
Pour le moment.
Allez, va te préparer un café, un petit jus de citron, chope un doliprane et on discute après.
Tu es enfin repue. La sensation physique de gerbe s’est volatisée et te voilà qui te savonne sous les bras en constatant des bleus que tu n’avais pas la veille (tu t’en souviendras plus tard, mais sache que tu as lancé un paquito sur le trottoir de la rue Saint-Maur. Vous n’étiez finalement que trois et de loin ça avait l’air super triste).
Et d’un coup, le bourgeon de l’humiliation fleurit. Comme une rose éclose au matin, ou plutôt l’un des gros spots blancs et récurrents qui reviennent toujours au même endroit sur ton menton (d’où l’utilisation d’huiles essentielles d’arbre à thé mais bon on va pas en reparler mille ans), tu constates avec stupeur l’étendue des dégâts. Les souvenirs de la veille une fois empilés ressemblent aux copies françaises de films de “bros” américains (ceux qui ont vu en 2001« l’American Pie à la française » Sexy Boys sauront de quoi je parle, désolée Jérémie Elkaïm je t’aime mais ça, je ne comprendrai jamais). Un putain de désastre. Un navet. Une innommable bouse.
Le personnage principal ? Une imitation de toi. Même coupe de cheveux, mêmes sapes. Même grain de beauté près du coude droit. Pourtant, comme dans Us de Jordan Peele, il y a quelques différences. C’est un monstre. Le regard est torve, l’élocution vaseuse mais la voix forte, et cette personne tourne avec les trois mêmes blagues pendant toute la soirée.
Et comme les éléphants ou les chauve-souris qui s’envolent en plein jour quand elles sentent un tsunami, quelque chose au fond de toi te dit que ce n’est pas terminé. Voilà la vague. Ce moment embarrassant que tu aurais pu épargner à tout le monde, et surtout à toi-même. Le climax de la gêne qui vient te percuter un dimanche après-midi dans ta salle de bain.
Pourquoi donc avoir montré ta culotte à tout le monde ? Pourquoi avoir appelé cette personne « sac à merde de l’enfer » alors que tu ne le connaissais pas ? Bordel, mais c’est quoi son prénom… Qui as-tu coincé dans les toilettes pour lui faire une déclaration d’amitié d’une heure et demie ? Aucune idée. Est-ce toi qui a provoqué la bagarre à la sortie du bar ? Tu as envie d’envoyer des messages à tous tes amis pour savoir ce que tu as foutu mais tu n’oses pas, ça serait comme retourner le couteau dans la plaie de la gêne intersidérale, qui chez toi, c’est vrai, n’a jamais vraiment le temps de cicatriser.
Ton regard se fixe sur ton téléphone portable, posé sur le lavabo. Il faut vraiment que tu ailles faire un tour dans les messages envoyés. Les mains mouillés, tu fouilles dans ton propre historique, décidée à mettre en lumière ton auto-trahison. Deux textos à Yohan pour lui demander si ça lui faisait rien de « piétiner ton coeur avec tes putains de claquettes Arena, putain, mais comment tu fais pour marcher avec les picots espèce d’abruti fan de Michel Sardou ». Un message à un ancien plan cul pour lui demander si il était « dzebout à cet heure ? », et un MAIL, MAIS MERDE, QUI FAIT DES MAILS À QUATRE HEURES DU MATIN pour confirmer à celle qui a eu ton boulot que tu la détestes et que tu ne lui pardonneras jamais.
En te repassant en boucle ces instants qui ne disparaîtront jamais vraiment de ta mémoire, chewing-gums sur le jean de ton existence qui viendront s’inviter à chaque fois que tu commanderas un panaché après le marché, tu te frottes vaillamment, la savonnette à la main. Tu espères que le parfum de mimosa puisse faire disparaître l’odeur écoeurante de tes sentiments moches mais la honte c’est pas comme la crasse. Des fois ça ne part pas.
Prostrée dorénavant au fond de ta baignoire, te faisant la promesse éternelle que tu n’approcheras ni d’un verre, ni une de tes connaissances avant quelques mois, tu t’apprêtes à contredire l’un des plus grands philosophes.
Sartre avait donc tort.
L’enfer ce n’est pas les autres.
C’est soi.
Surtout après huit canettes de Bavaria.