« Allo ? Je ne te vois pas très bien ! C’est un peu flou. Tu veux que je me déconnecte et me reconnecte ? Je ne t’entends plus. Ah, là oui ! »
Tu as eu le temps d’aller au marché ce matin ?
Oui, c’est bon, j’ai de quoi survivre jusqu’au surlendemain de mon anniversaire ! Cela fait cinq ans que je me retrouve à fêter mon anniversaire à la maison. Je m’étais dit que cette année je serais au Mugaritz en Espagne ou chez Noma à Copenhague mais nous serons finalement en famille à Lyon.
C’est toi qui cuisine ?
Oui ! Puisque ce sera l’avant-veille de Gelinaz, je n’aurai pas beaucoup de temps donc je vais faire simple. De toute manière, il n’y a pas de gibier à plumes, pas de gibier à poils… C’est vraiment la dèche ! Je me suis rabattu sur une valeur sûre : une côte de veau que je terminerai au four avec des cardons. En entrée je vais faire des pâtes et les préparer très simplement façon aglio, olio e peperoncino (de l’ail, de l’huile et du piment, ndlr), puis je vais râper un cœur de thon mariné et séché que l’on m’a offert.
Et pour le dessert, il faut que tu me parles de ce péché mignon !
On a lancé une pétition avec mon fils pour que ma femme Catherine nous fasse une tarte au café avec un glaçage au whisky… C’est la recette de Gilles Epié, un cuisinier émergent au milieu des années 80, il avait créé ce dessert addictif à un point que tu ne peux imaginer… C’est une recette complètement démodée car une seule tranche ça doit être 7443 calories. Tu sais, les égyptiens se faisaient enterrer avec leurs biens personnels, moi j’aimerais me faire enterrer avec 4 ou 5 parts. Il faut toujours négocier pour que Catherine se prête à l’exercice, c’est un dessert long et technique donc elle le fait deux ou trois fois par an… Il y a des recettes comme ça pour lesquelles on se met à genoux, comme la tarte au citron de Marco Pierre White. Là encore c’est une recette avec je ne sais combien de grammes de beurre, de sucre et d’oeufs…
Et s’il n’y avait pas eu tout ça, où aurais-tu aimé passer cette journée ?
J’aimerais disparaître quelques jours en Autriche chez Philippe Rachinger. Un jeune chef qui a travaillé deux ans chez Saturne à Paris puis est rentré en Autriche dans le nord du pays. Il a intégré l’affaire familiale et travaille avec son père Helmut, les deux sont copains comme cochons ! Dans le style, c’est une sorte de bistronomie très travaillée, avec du jus de cervelle comme on dit ! Il y a quelques chambrettes, une rivière qui coule à côté… À l’heure qu’il est, ça doit être enneigé. C’est un endroit paradisiaque et sublime où nous avions organisé Gelinaz en 2017. Si je pouvais je partirais comme Bilbo Baggins dans le Seigneur des Anneaux. Je prendrais l’anneau pour disparaître au moins trois jours au vert, voir les marmottes qui construisent leur barrage et boire des vins autrichiens !
J’ai le sentiment que le monde de la gastronomie bouge beaucoup en Autriche, non ?
Il y a plein de choses intéressantes, notamment à Vienne mais partout en Autriche. Je pense aussi à Lucas Mratz, qui est un ami de Philippe. Lucas a décidé de partir vivre à Berlin il y a quelques années où il a ouvert un des premiers bistrots axés sur le vin nature. Il y a trois ans, il est rentré et a retrouvé son père, chef d’un restaurant doublement étoilé. Ce dernier a fait deux pas en arrière et le fils a repris les rênes de la maison. L’exemple de ces deux restaurants autrichiens est particulier, il n’y a pas toute la lourdeur d’une passation de pouvoir. C’est drôle ces papas encore jeunes qui font de la place au fils sans faire d’histoires. Je pense que ça ne se passerait pas de façon aussi naturelle en Espagne ou en Italie, et je ne parle même pas de la France !
Tu m’annonçais l’autre jour le lancement prochain du magazine de Lucas Mratz, Philippe Rachinger ainsi que Felix Schellhorn.
Oui , ils ont d’abord fondé le Healthy boy band, un groupe qui fait des performances et qui s’apprête à sortir le fameux Healthy Times.
Tu as d’ailleurs écrit un article dans ce magazine : « The World’s 50 best Gay Chefs », qui fait référence au célèbre classement de restaurants « World’s 50 best restaurants ». Est-ce que tu peux m’en dire plus ?
On parle beaucoup du harcèlement en cuisine, du machisme et du bizutage permanent. On se demande depuis des années pourquoi il n’y a pas assez de femmes mais tout cela est en train de changer en Europe et aux Etats-Unis, il y a de plus en plus de cheffes qui prennent la parole et s’expriment créativement dans un restaurant. Il y a énormément de femmes qui ont fait leur coming out, c’est pourquoi on se demandait où étaient les hommes. Le milieu de la cuisine est encore sous l’égide le plus draconien et plombant du patriarcat. Historiquement, c’était un métier de mec, de brute et même de militaire. Il ne faut pas oublier qu’Auguste Escoffier disait que pour être un bon cuisinier, il fallait être un bon militaire qui sache exécuter les ordres. C’est très rare de voir des jeunes ou des moins jeunes sortir du placard et assumer leur homosexualité. Alors on s’est interrogé sur cette omerta, comment en parler quand encore aujourd’hui les attributs du cuisinier sont la force, le caractère, le côté « oui chef ». Il suffirait de faire boire du vin à n’importe quel cuisinier pour qu’il admette que l’insulte ultime que prononcent certains grands chefs lorsqu’ils veulent être blessants, c’est de dire d’un plat que c’est de la « cuisine de pd ». J’ai dû l’entendre des centaines de fois.
C’est vrai que c’est un sujet qui a été moins abordé dans le monde de la gastronomie, la parole se libère trop lentement notamment pour les raisons que tu cites… Comment en es-tu arrivé à écrire sur la cuisine ?
Il y a trente ans, j’écrivais pour des magazines sur la musique, le cinéma ou la littérature. Pour mes rédacteurs en chefs, écrire sur la cuisine alors que j’interviewais des pointures comme David Cronenberg ou Michael Fassbender, c’était une infamie ! Il faut savoir que la critique gastronomique est une spécialité typiquement française, ce qui explique sans doute le conservatisme de la presse en France dans son approche de la cuisine. Historiquement les pages « cuisine » des grands quotidiens étaient données aux journalistes qui ne pouvaient plus s’occuper de sujets majeurs dans les années 50 après la guerre, parce qu’ils avaient collaboré. Certains avaient été purgés, d’autres continuaient à écrire sous pseudonyme. Tout cela a perfectionné l’image du chroniqueur gastronomique. Souvent, c’était un homme à l’attitude plutôt conservationniste avec un goût prononcé pour une cuisine enracinée et identitaire, peu ouverte sur la création ou le métissage.
Combien de temps j’ai pu passer à table en sachant exactement ce qui allait se passer au prochain plat. C’est comme aller voir un film avec Nicolas Cage, ça explose dans tous les sens, aucune surprise !
Est-ce que tu te souviens de ton premier papier ?
Au bout de cinq ans, j’ai demandé à un de mes rédacteurs en chef de me faire confiance et j’ai pu ainsi écrire un papier sur le chef Marco Pierre White. C’était il y a trente ans. Marco Pierre White est le premier cuisinier à dire « fuck you » à des journalistes et à s’envoyer en l’air avec les plus belles filles du royaume d’Angleterre. C’est le premier à avoir cassé les codes. Ce qui m’a toujours intéressé, c’était de découvrir une personnalité, c’est pourquoi l’approche est la même que j’interviewe un chef, un designer ou un artiste…
D’ailleurs je me disais que si les restaurants manquaient à quelqu’un, c’était bien toi !
Oui et non. J’ai vécu le premier confinement comme une libération car je n’étais plus obligé d’aller au restaurant. J’y vais parfois pour le plaisir mais surtout pour des obligations professionnelles. Il faut bien admettre qu’on se fait souvent chier au restaurant… Je n’aimerais pas calculer le nombre d’heures passées à table assis comme un cobaye à ingurgiter des menus imposés à rallonge ! Combien de temps j’ai pu passer à table en sachant exactement ce qui allait se passer au prochain plat. C’est comme aller voir un film avec Nicolas Cage, ça explose dans tous les sens, aucune surprise !
Tu éprouves une forme de lassitude ?
Je suis las et fatigué d’être obligé de revivre ce jour sans fin comme Bill Murray. Il y a des années, j’ai découvert qu’il y avait deux choses que je ne mangeais pas : le foie gras et le pigeon. Un jour j’ai compris que j’étais physiquement incapable de regoûter le pigeon ! Imagine que tu travailles pour un guide gastronomique : tu dois faire quatre-vingt dix ou cent-trente restaurants par an. Ces derniers sont tous à cette étape où ils se disent « j’ai une étoile et j’aimerais bien la seconde ». Tu peux être sûre qu’à un moment tu vas avoir du foie gras, des coquilles Saint-Jacques et immanquablement ça se termine avec l’incontournable pigeon !
C’est impressionnant, ton intolérance au pigeon est née d’une overdose ! Tu as été président des World’s 50 best restaurant en France pendant quelques années, comment ça s’est passé ?
On m’a contacté en 2004 car je voyageais beaucoup, à l’origine leur idée était totalement journalistique, il n’était pas question de compétition. Si tu achètes les Cahiers du Cinéma ou les Inrocks, tu as droit chaque année à une liste de films, livres ou disques préférés. L’idée de départ c’était ça, une playlist de restaurants où chacun votait en fonction de son expérience. Il y avait un esprit frondeur et drôle qui cassait les codes, dans la mesure où il n’y avait pas de critères définis. On pouvait voter pour une trattoria vénitienne ou un restaurant français à Singapour. Ce format a perduré pas mal d’années, j’ai même été surpris que les organisateurs n’aient pas réalisé l’énorme potentiel économique qu’ils détenaient plus tôt. Ce n’est qu’une fois qu’ils comprirent qu’ils pouvaient capitaliser sur cette marque avec un rôle à jouer dans les différents pays que c’est parti en couilles. C’est devenu moins drôle. Commercial et prévisible. Les restaurants qui sont mis à l’honneur sont certes plus progressistes que dans la plupart des autres guides, mais ce sont tous des restaurants gastronomiques de très haut niveau avec des allures de showrooms.
Il y a quelques années tu as créé un festival unique, il s’agit de Gelinaz. Je dis festival sans trop savoir le qualifier car les événements peuvent avoir lieu dans un seul endroit, ou simultanément partout dans le monde…
Gelinaz c’est une longue histoire née il y a 15 ans. Je dis souvent que c’est un hobby à temps-plein, c’est absolument pas rentable ! Gelinaz est fait pour tisser des liens avec les cuisiniers, créer des synergies, pousser les chefs à aller plus loin, les provoquer. On fait un ou deux événements dans l’année, ce sont des moments de respiration intellectuelle. Les enjeux sont toujours différents, dans des conditions économiques ou même sanitaires différentes. En tout cas ça n’a jamais été un truc de compétition, on ne vient pas pour briller, faire du glam’ ou rouler des mécaniques ! On a des grosses pointures et des jeunes pousses, des filles et des garçons. Cuisiner c’est bien et aller le plus loin possible dans l’assiette c’est très bien, mais tout ça c’est presque basique ! Le plus drôle c’est quand la vie interfère avec ce que tu es en train de faire.
Vous avez donc créé le Shuffle, peux-tu m’expliquer le principe ?
C’est une grande loterie avec quarante cuisiniers. Par exemple, je vais sortir ton nom et tu devras partir chez Virgilio Martinez au Pérou. Virgilio partira à Tokyo chez Yoshihiro Narisawa qui lui partira en Italie, et ainsi de suite. Ce n’est pas seulement un échange de restaurant, en partant tu laisses les clefs de ton appartement à quelqu’un qui va vivre cinq jours chez toi, travailler dans ton resto avec ton équipe avec le même modèle économique. C’est une sorte de « reality show » !
C’est une économie de la débrouille finalement !
En étant pauvres comme des damnés, bien-sûr ! Rien qu’acheter des billets d’avion en classe éco, c’est compliqué ! Si on avait dû payer l’hôtel, c’était la faillite totale ! Certains chefs laissaient une note en demandant à l’invité de bien penser à arroser les plantes ou à sortir le chien ! Le chef invité pouvait se retrouver à prendre le petit-déjeuner avec une famille qu’il ne connaissait pas et ça crée des choses formidables. Pour un cuisinier, c’est un moment de liberté inédit et à chaque fois, c’est un peu plus plus exigeant, casse-gueule ou abscons ! Beaucoup de cuisiniers demandent à participer, tu n’as pas idée ! Mais ceux qui n’y participent pas pour les bonnes raisons n’y trouveront jamais ce qui fait la magie de Gelinaz.